Forum Libération Toulouse: comment débattre du nucléaire?

551290-visuel-forum-toulouse-2013-horizontalAlors que se tient le forum de Libération à Toulouse sur l’énergie, voici deux textes sur le nucléaire et le débat autour de son usage. Le premier est paru ce matin dans Libération, le second, qui date d’il y a plusieurs mois, m’avait été demandé par la revue électroniqueTheEuropean, et est également publiée sur le site web d’Arte. Par Sylvestre Huet, Libération le 11 octobre 2013

Voici le premier:

Comment participer au débat sur l’énergie nucléaire sans se faire piéger par le bombardement de propagande et de publicité qui le mine?

Quelques conseils non exhaustifs (il n’y a rien, par exemple, sur les déchets nucléaires).

Réfuter les absolus. Le nucléaire est-il une horreur, une aubaine, un crime, un moyen d’apporter l’énergie salvatrice?… Ne choisissez pas, il est tout cela à la fois. Ses qualités et ses défauts ne sont pas de principe, mais circonstanciels. Selon le pays où vous habitez, sa géographie, ses risques naturels, son économie, sa démographie, son système politique et son degré de développement social, sa capacité à gérer le risque de cette technologie, ce qui est avantage ici sera rédhibitoire ailleurs.

Le nucléaire est-il utile? Si vous êtes québécois, norvégien, islandais… la réponse n’est pas seulement négative. Devant les avantages de l’électricité hydraulique fournie par les fleuves et rivières des deux premiers ou la puissance géothermique de l’île nordique, le recours au nucléaire serait une absurdité, comme l’ont compris les Québécois, qui ont complètement arrêté le nucléaire. Vous vivez dans un pays sans ressources fossiles ni potentiel hydraulique, votre population est très nombreuse… la question se pose autrement. Et exige une comparaison de ses avantages et inconvénients avec d’autres sources d’électricité.

Le nucléaire est-il possible? La seule réponse pertinente est : ça dépend où. Aujourd’hui, l’Afrique entière est hors de capacité d’utiliser cette technologie avec les réacteurs actuels. Une incapacité qui porte sur tous les aspects du nucléaire: puissance unitaire des réacteurs, exigences pour la sûreté, gestion des déchets radioactifs, stabilité de la puissance publique, qualité et indépendance des autorités de contrôle…

Le nucléaire est-il une source d’électricité efficace et de long terme? Oui, si vous avez besoin d’électricité en grande quantité fournie par un réseau étendu; non, si vous êtes un îlot non relié à un réseau. La ressource en uranium permet à l’échelle mondiale un approvisionnement de long terme –au moins un siècle avec les réacteurs actuels dit à neutrons lents. La technologie des réacteurs rapides, qui exploite l’uranium 238 et qui constitue plus de 99% de l’uranium naturel, éloigne toute pénurie. Le seul stock d’uranium appauvri français équivaut ainsi à plusieurs milliers d’années de la consommation française actuelle.

Le nucléaire permet-il l’indépendance énergétique? Dans l’absolu, uniquement si vous avez tout: uranium, enrichissement et fabrication du combustible, construction des réacteurs, exploitation et doctrine de sûreté, système de contrôle, gestion des déchets issus des combustibles usés. Très peu de pays peuvent y prétendre. Aucun petit pays ne le peut, car le volume d’activités nécessaire pour amortir des investissements dans le cycle du combustible (de lamine à l’éventuel retraitement en passant par la fabrication) serait très largement supérieur à ses besoins propres. Des pays comme la Belgique ou la Finlande (la première a décidé d’arrêter le nucléaire, la seconde de le poursuivre) sont dans une dépendance totale. A l’inverse, les plus grands pays (Russie, Etats-Unis, Chine) peuvent espérer l’indépendance totale. La France est dans une situation intermédiaire: elle a tout, sauf l’uranium. Seule la technologie des réacteurs rapides peut lui donner une totale indépendance. La différence majeure avec une importation massive de combustibles fossiles est le temps de réaction: il est possible de stocker plusieurs années de consommation de combustible nucléaire, cela n’est pas possible pour le charbon ou le gaz.

Le risque nucléaire est-ilmaîtrisable? Non, répondent Tchernobyl et Fukushima, qui ont montré le coût énorme d’un accident nucléaire majeur avec dissémination de radioactivité. Oui, répondent les centaines de réacteurs (on en compte 434 en fonctionnement et 69 en construction) qui s’acheminent tranquillement vers la fin de leur activité… et Three Miles Island, l’accident qui a provoqué la destruction totale par fusion du coeur d’un réacteur américain en 1979 sans aucune conséquence sanitaire et environnementale. La technologie des EPR est ainsi conçue pour récupérer de manière sûre un réacteur qui aurait complètement fondu à la suite d’un accident de ce type.

Le nucléaire est-il cher? Hors accident majeur qui le rend inacceptable, le coût du nucléaire est variable selon les pays et, surtout, n’a de sens qu’en comparaison avec les systèmes de production alternatifs. Le cas français montre qu’il peut être moins cher, d’autres, non.

Le nucléaire est-il utile pour maîtriser les émissions de gaz à effet de serre? Oui, en principe, puisqu’il produit une électricité décarbonée. A l’échelle d’un pays de la taille de la France ou de la Suède, il permet, avec l’hydraulique, un système électrique décarboné à 90%. A l’échelle mondiale, la question se pose sur le long terme. Si après 2050 le nucléaire est marginal dans la production électrique, sa contribution à la maîtrise des émissions sera marginale. S’il est massif, sa contribution sera massive.

Et voici le papier paru dans The European :

ELECTRO-NUCLÉAIRE: LE PARADOXE ALLEMAND

La confirmation par le gouvernement de Mme Merkel de l’abandon total de l’électro-nucléaire par l’Allemagne ne semble pas pouvoir être mis en cause à l’avenir tant cette forme d’énergie suppose une continuité de l’effort scientifique, technique, industriel et de contrôle démocratique. Aussi, il peut sembler étonnant que le débat sur le nucléaire se poursuive dans ce pays avec cette publication. Peut-être est-ce le signe d’une prise de conscience: la décision allemande n’empêchera pas cette technologie d’être déployée ailleurs dans le monde. Un an après la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima Daï-ichi, si des pays ont renouvelé leur refus ou leur abandon de cette technologie, de grands pays ont à l’inverse confirmé l’option nucléaire : la Chine, la Russie, les Etats-Unis, l’Inde, le Brésil, le Royaume-Uni ou la France.

Cette situation peut s’expliquer par de nombreuses raisons, qui tiennent aux objectifs économiques et énergétiques des gouvernements de ces pays, à leurs ressources naturelles, à leur taille démographique. L’appétit d’électricité des sociétés industrialisées et de celles qui le deviennent demeure grand ou croît très vite. Ce constat ne conduit pas nécessairement à recourir au nucléaire pour y répondre. Des pays comme la Norvège, l’Islande ou le Québec n’y ont aucun intérêt, l’hydraulique ou la géothermie, moins couteuses et moins chères, peuvent leur apporter en outre l’autonomie dans ce domaine. De très nombreux pays n’ont pas les moyens techniques et sociaux de maîtriser cette technologie. Aucun pays africain ne semble en mesure d’utiliser correctement le nucléaire. Les accidents de Tchernobyl et de Fukushima montrent le prix à payer lorsque l’on ne tient pas compte des risques naturels ou que l’organisation sociale est défaillante, conduisant à sacrifier la sûreté.

Toutefois, plus intéressant me semble de souligner le paradoxe allemand. l’Allemagne est en effet l’un des pays les mieux placés pour utiliser cette source d’énergie puissante, disposant de ressources de long terme avec la technologie des neutrons rapides, mais dangereuse. Pays très peu affecté par les risques naturels (pas de séismes importants, pas de volcans actifs, des fleuves dont les inondations sont maîtrisables par des aménagements de taille raisonnable…). Pays disposant des capacités scientifiques et techniques lui permettant la maîtrise de l’ensemble de la filière nucléaire s’il le souhaite. Pays disposant d’institutions étatiques et d’une vie politique, démocratique et sociale autorisant une grande stabilité, un très faible niveau de corruption et des système de contrôle agissant sous la surveillance vigilante d’une presse libre et d’associations de citoyens actives.

Dans ces conditions, il est tentant de se demander si deux facteurs n’ont pas pesé très lourd dans ses décisions: l’alternative fossile et d’éventuelles erreurs d’appréciation collective du risque nucléaire.

Le système électrique allemand, avec l’arrêt programmé du nucléaire, est fondé sur le charbon (lignite compris) et sur le gaz. Les sources éoliennes et photovoltaïques mises en avant n’ont produit en 2012 que 12% de l’électricité. Or, le charbon est soit produit sur place et pèse donc par son apport à l’activité et à l’emploi, soit importé à des prix aujourd’hui bas et qui pourraient le rester assez longtemps. Quant au gaz, il s’agit d’un choix stratégique majeur, dont l’implication de l’ancien chancelier Schröder dans le gazoduc de la Baltique témoigne avec éloquence. L’objectif d’une électricité “sans fossiles ni nucléaire” est certes affirmé pour 2050. Une étude du Fraunhofer Institute des systèmes énergétiques solaires de Fribourg-en-Brisgau (Bade-Wurtemberg) vient d’en dessiner le schéma pour une consommation inférieure d’un quart à l’actuelle. Il affiche 170 GW d’éolien terrestre et 85 GW d’éolien en mer, 200 GW de photovoltaïque, 70 GW de centrales Power-to-Gas, 95 GW de centrales à gaz (produit et non importé). Soit 460 GW de puissance installée, contre 128 GW en France actuellement (dont 64 GW de nucléaire). Ce schéma ne dit rien de l’usage massif du gaz pour l’industrie, le chauffage et la cuisson des aliments qui se poursuivrait. Cette perspective à 2050 oblige à se poser la question de la sincérité du discours sur le renoncement à cette échéance aux combustibles fossiles pour l’électricité.

Le risque nucléaire est-il bien apprécié ? Les conséquences sanitaires des accidents (1) sont-elles réellement connues ? Les trois accidents du nucléaire civil autorisent une lecture à contre-courant de l’opinion publique allemande. Celui de Three Miles Island prouve qu’il est possible de concevoir et construire des réacteurs où la destruction du coeur, par fusion, ne provoque pas de dispersion de la radioactivité dans l’environnement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’autorité de sûreté allemande avait validé le concept d’EPR qui fait de cet objectif un impératif de conception. Ceux de Tchernobyl et de Fukushima montrent qu’il faut des circonstances très “non-allemandes” pour provoquer de tels désastres: des organisations socio-techniques et politiques interdisant le contrôle démocratique sur les industriels et favorisant le mépris des impératifs de sûreté, associées à un niveau de risque naturel parmi les plus élevé du monde pour le Japon. C’est aux Allemands de juger si de telles circonstances peuvent ou non être évitées dans leur pays. L’observateur français peut s’étonner d’un tel manque de confiance en eux, mais doit respecter la décision majoritaire des citoyens, exprimée lors des élections.

(1) L’étude de Lydia Zablotska et al.Environmental health perspectives, 8 novembre 2012 portant sur 110.000 liquidateurs ukrainiens de Tchernobyl relève 137 cas de leucémies dont 19 attribuables à leur intervention, 26 ans après l’accident.

Par Sylvestre Huet, le 11 octobre 2013

http://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/09/20/forum-de-toulouse-midi-pyrenees-reservez-vos-billets_933212

3 Commentaires

    • alain38 sur 13 octobre 2013 à 23 h 30 min
    • Répondre

    Pour le paradoxe allemand, c’est à dire la recherche des causes qui font que ce peuple qui a des atouts favorables pour développer énergie, a choisi de l’abandonner, il me semble qu’il existe une autre raison plus « sociologique » : le rapport profond qu’ont les Allemands avec le nucléaire.
    La 2ème guerre mondiale, qui s’est terminée tragiquement par les deux bombes lancées sur deux villes japonaises, aurait pu, à quelques mois près voir deux villes allemandes rayées de la carte par des bombes alliées, si ces derniers avaient pu les mettre au point plus vite. D’autre part, l’Allemagne est depuis interdite d’armement nucléaire.
    Ces faits, associées au régime nazi, ont associé l’énergie nucléaire à un sentiment profond de honte et d’humiliation chez nos voisins allemands.

    • Beaujeu sur 15 octobre 2013 à 16 h 30 min
    • Répondre

    Encore une étude qui ne va pas plaire à l’industrie nucléaire :

    http://energeia.voila.net/nucle/sans_nucleaire_co2.htm

    Pour résumer, supprimer le nucléaire sur toute la planète et remplacer la production des 2.750 TWh (ou 2.600 TWh nets) qu’il produit par d’autres sources d’électricité augmenterait les émissions de gaz à effet de serre de seulement 4% avec le charbon (peu probable), de 2% avec le gaz (un peu plus crédible) et de 0% avec les divers renouvelables (le meilleurs).

    On avait déjà cette étude, fondée sur les informations données par deux grandes organisation internationale (la seconde étant pronucléaire) :

    http://energeia.voila.net/electri/co2_ges_nucle_renouv.htm

    Pour limiter les émissions de CO2, les énergies renouvelables sont beaucoup plus rapides que le nucléaire à mettre en oeuvre et progressent beaucoup plus vite.

    Maintenant, le CO2 n’a pas autant d’importance que cela sur les variations du climat.

    Un refroidissement pourrait même bientôt se produire, comme entre 1940 et 1970, époque à laquelle on craignait le retour d’un petit âge glaciaire.

    • Beaujeu sur 15 octobre 2013 à 16 h 44 min
    • Répondre

    Pour le chauffage, réfléchissez à cette solution à Drake Landing Solar Community :

    http://www.dlsc.ca/reports.htm

    C’est le stockage inter-saisonnier de la chaleur produite par le soleil en été pour son utilisation en hiver.

    C’est au Canada : hivers très froids … Cela existe aussi au Danemark (solar district heating).

    Cela doit encore mieux fonctionner en Allemagne et en France.

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