Perturbateurs endocriniens : ultimes manœuvres à Bruxelles des scientifiques liés à l’industrie

Une délégation de scientifiques qui demandent à un commissaire européen d’alléger la protection de la santé publique, ce n’est déjà pas banal. Mais si la raison revendiquée est de faire « barrage » à un « assaut de la pseudoscience », la démarche est sans précédent. Début mai, sept scientifiques ont rendu visite au commissaire à la santé, Vytenis Andriukaitis. Ils venaient l’avertir, explique un communiqué de l’université de Constance, de la façon « volontairement sélective » dont « certains scientifiques » non nommés présentent la question des perturbateurs endocriniens au public et à la Commission européenne. 
Ni le sujet ni le moment ne sont anodins. Alors que la réglementation de cette classe entière de substances chimiques fait l’objet d’une intense bataille de lobbying depuis près de dix ans, les ultimes réunions ont lieu ces jours-ci au sein de la Commission. C’est la direction générale Santé et sécurité alimentaire (DG santé), chapeautée par le commissaire lituanien, qui a la responsabilité de décider du degré de sévérité des mesures.
Si la Commission a le choix entre quatre options énoncées dans sa « feuille de route » officielle, seules deux d’entre elles sont véritablement envisagées. Et toutes les tensions sont en fait cristallisées autour d’une seule question : faut-il on non trier les perturbateurs endocriniens en fonction de la puissance de leurs effets ? Niché dans l’option no 4, ce « critère de puissance » est en fait une ruse de lobbying mise au point dès 2009 par les industriels de la chimie et des pesticides. En sacrifiant les perturbateurs endocriniens les plus voyants, elle leur permettrait de limiter les dégâts d’une réglementation désormais inévitable.. LE MONDE Par Stéphane Horel

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Les scientifiques spécialistes de ce domaine en rejettent vigoureusement l’idée. « Le critère de puissance n’a aucune justification d’un point de vue scientifique », explique Andreas Kortenkamp, de l’université de Brunel, à Londres. « C’est un fâcheux mélange de réglementation et d’intérêts commerciaux dans lequel la santé publique est perdante. » Ce professeur en toxicologie humaine, que la Commission a sollicité à plusieurs reprises pour son expertise indépendante – il n’a aucun lien avec l’industrie – n’est pas le seul à avoir cette position. Avec d’autres chercheurs réputés du domaine, il vient de cosigner un article à paraître dans la revue internationale de référence en santé environnementale, Environmental Health Perspectives. « Le concept de puissance n’est pas pertinent pour l’identification des dangers des perturbateurs endocriniens », écrivent-ils.

« Groupes de pression »

C’est aussi la conclusion d’un document de consensus discuté à la mi-avril à Berlin entre scientifiques artificiellement séparés en deux « camps ». En 2013, la Commission européenne avait avancé comme prétexte officiel une absence de consensus scientifique pour reporter sa décision. En fait de controverse, il s’agissait des protestations d’une soixantaine de personnalités qui s’étaient plaintes en haut lieu de l’approche de « précaution infondée » défendue par la DG environnement, depuis dessaisie du dossier. La plupart n’avaient jamais publié de travaux sur les perturbateurs endocriniens. La grande majorité (cinquante sur soixante-huit), en revanche, était liée à l’industrie.

La visite des sept scientifiques à Bruxelles serait-elle une forme de redite de cet épisode ? Car une fois dans le bureau du commissaire à la santé, quinze jours à peine après la discussion de Berlin, à laquelle trois d’entre eux participaient, les scientifiques en délégation soutiennent exactement le contraire : ils assènent « l’importance de la puissance et de l’exposition humaine ». Quand un rapport de référence de l’Organisation mondiale de la santé publié en 2013 parle des perturbateurs endocriniens comme d’une « menace mondiale », les sept, eux, contestent la possibilité qu’ils aient même un effet sur la santé, parlent de « preuves scientifiques qui manquent de robustesse », de « positions dogmatiques », d’« absurdité » et, plus surprenant pour des scientifiques, de « compétitivité de l’économie européenne ».

« Le ton, inutilement agressif, veut donner l’impression qu’il existe plusieurs camps », regrette Rémy Slama, épidémiologiste à l’Inserm, président du comité scientifique du Programme français de recherche sur les perturbateurs endocriniens et sans liens avec le secteur commercial. « Il laisse entendre que les scientifiques indépendants sont manipulés par des groupes de pression, ce qui est difficile à entendre de la part de chercheurs dont la plupart ne cachent pas leurs liens avec l’industrie ».

Outre le fait que ce rendez-vous, en date du mardi 3 mai, a eu lieu alors que le document de consensus n’avait pas encore été finalisé (le 4 mai), une question demeure : au nom de qui ces scientifiques s’exprimaient-ils ? L’institut de gestion des risques allemands, le BfR, a refusé de communiquer au Monde les déclarations d’intérêts remplies par tous les participants de la réunion de Berlin. Ces formulaires sont pourtant des documents publics, y compris au BfR. L’enquête du Monde montre que six de ces sept scientifiques sont étroitement liés à l’industrie et collaborent avec des firmes comme BASF, Monsanto, ou encore les industries de l’amiante et du tabac.

Selon nos informations, la DG santé aurait d’ores et déjà tranché en faveur d’une option la plus favorable à l’industrie et qui laisserait sur le marché la plupart des perturbateurs endocriniens.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/05/20/perturbateurs-endocriniens-ultimes-man-uvres-a-bruxelles-des-scientifiques-lies-a-l-industrie_4923091_3244.html#8Qk0KXWjowKDwIlI.99

image: http://s1.lemde.fr/image2x/2016/05/20/534×0/4923090_6_ab6e_2016-05-20-80dc487-25903-xvxt5o_e3e3c2bff7c7879a3ae6889cfdf2fb5f.jpg

 

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