Nucléaire: les tabous français

Un an après Fukushima, le débat bat son plein en France. Longtemps confisqué par les experts et les lobbys, le sujet s’invite, pour la première fois, dans une élection présidentielle. Hier, fierté nationale et gage d’indépendance, cette source d’énergie est aujourd’hui remise en question. A juste titre? L’Express Par Libie Cousteau, publié le 17/02/2012 

Un silence solennel règne en ce mardi 31 janvier sous les plafonds lambrissés de la chambre du palais Cambon, à Paris. Le premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, s’apprête à dévoiler les coûts de la filière électronucléaire française. Mines graves, regards plongés dans leurs dossiers, ses collègues, alignés sur une estrade, nappée d’un tissu rouge vermillon, prennent la pose devant les caméras et les photographes venus pour l’événement. « Je sais que le rapport est attendu », prononce enfin, sourire en coin, Didier Migaud, qui vient tout juste de remettre le mémorandum de 438 pages à François Fillon.  

Les Français ont perdu confiance

Longtemps, les Français ont accepté la prédominance de l’atome sans se poser de questions. Au nom de l’indépendance énergétique et d’une électricité bon marché, ils ont soutenu les choix gouvernementaux en faveur du nucléaire. Au début des années 1980, deux tiers de la population y étaient favorables. La moitié regrettait même l’abandon, en 1981, du projet de construction d’une centrale à Plogoff.  

Les temps changent. Aujourd’hui, les Français ont peur. « Les risques nucléaires enregistrent un niveau d’inquiétude jamais atteint depuis l’an 2000 », souligne le baromètre 2012 de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), paru en janvier. Les Français placent désormais le danger nucléaire au quatrième rang de leurs préoccupations. Derrière le chômage, la crise financière et l’exclusion, et devant le terrorisme et l’insécurité. Tchernobyl avait accru l’exigence de transparence. Fukushima a dynamité l’image d’un nucléaire sans danger.   L. C.

Pour la première fois depuis 1945, et la création par le général de Gaulle du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le montant des investissements consacrés au nucléaire va être révélé à l’opinion. Pas seulement les dépenses passées, mais aussi les coûts présents et à venir. Ainsi, après plus de soixante ans d’omerta, les Français vont-ils découvrir combien leur a coûté la politique à marche forcée des gouvernements successifs depuis la Seconde Guerre mondiale en faveur du nucléaire. Apprécier, chiffres en main, le prix de ce consensus, jamais mis en cause, au nom d’avantages réputés incontestables : indépendance énergétique, électricité bon marché et leadership industriel. 

Une martingale exceptionnelle… dans le monde d’hier. Celui d’avant la catastrophe de Fukushima. Car, le 11 mars 2011, le monde du nucléaire a basculé. La symphonie de certitudes, au nom desquelles ni droite ni gauche n’a jamais osé remettre en question la préférence pour l’atome, s’est brutalement interrompue. Le tsunami japonais n’a pas seulement mis KO les centrales nipponnes. Il a fait voler en éclats les tabous français du nucléaire. 

Après soixante ans de déni, la France tourne une page

Ainsi, pour la première fois en France, le sujet s’invite au coeur d’une campagne présidentielle. Ainsi, pour la première fois, un parti de gouvernement, le Parti socialiste, se prononce en faveur d’une réduction du poids de l’atome dans la production d’électricité. La prolongation de la durée de vie des centrales existantes au-delà de quarante ans est en jeu. Après soixante ans de déni, pendant lesquels la puissance des lobbys nucléocrates a bloqué toute discussion de fond, la France tourne une page. Le pays le plus nucléarisé du monde (75 % de l’électricité produite) s’interroge. Un autre rapport, dévoilé le 13 février par le ministre de l’Industrie et de l’Energie, Eric Besson, alimente aussi le débat. Il est censé, à la veille de choix énergétiques cruciaux, éclairer non seulement l’exécutif mais aussi, et surtout, une opinion publique sérieusement ébranlée par Fukushima (voir les encadrés). 

Electricité : un large éventail de coûts

Hydroélectricité : de 30 à 40 euros/MWh*.  

Nucléaire actuel : de 33 à 50 euros/MWh. 

Centrale à charbon : de 50 à 60 euros/MWh ; autour de 70 euros/MWh avec 1 tonne de CO2 à 20 euros ; autour de 100 euros/MWh avec 1 tonne de CO2 à 50 euros. 

Centrale à gaz : autour de 70 euros/MWh ; autour de 80 euros/MWh avec 1 tonne de CO2 à 20 euros ; autour de 90 euros/MWh avec 1 tonne de CO2 à 50 euros. 

Eolien terrestre : 80 euros/MWh  

Eolien offshore : de 150 à 200 euros/MWh. 

Autres énergies marines : de 150 à 200 euros/MWh. 

Biomasse : 100 à 150 euros/MWh.  

Solaire : 240 à 400 euros/MWh.  

* Megawattheure. 

 

« L’événement japonais constitue une véritable mise en cause d’un compromis historique national qui, jusqu’ici, faisait consensus », confirme l’économiste Elie Cohen. Dès le mois de juin 2011, plusieurs sondages indiquaient un début de perte de confiance. Une enquête de l’Ifop rapportait que les trois quarts des Français souhaitaient une sortie (rapide ou progressive) de l’industrie de l’atome. Depuis, la peur du risque nucléaire s’est amplifiée. « Le nucléaire était le fruit d’une ambition partagée et un sujet de fierté pour les Français. Ceux-ci restent idéologiquement pour cette source d’énergie, mais émotionnellement contre », estime Michel Zarka, directeur général du cabinet Delta (Oliver Wyman). « Fukushima représente un véritable choc. Le fait qu’un pays développé comme le Japon, réputé pour son excellence technologique, ne soit pas en mesure de gérer une telle crise a instillé un doute chez les Français », confirme Bernard Bigot, administrateur délégué du CEAA, l’un des plus fervents défenseurs de l’atome (voir pages 68-69).  

Cinq centrales assises sur des failles sismiques

Ce doute, ou plutôt cette crainte, concerne les 58 réacteurs répartis dans l’Hexagone. De Gravelines (Nord) au Tricastin (Drôme), en passant par Nogent-sur-Seine (Aube) ou Civaux (Vienne), les habitants s’interrogent. Cinq centrales françaises (Fessenheim, Bugey, Tricastin, Cruas et Saint-Alban) sont assises sur des failles sismiques. Un accident aussi grave que celui de Fukushima, classé niveau 7 sur l’échelle internationale Ines, pourrait-il arriver en France ? A Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), les deux incidents de 1969 et de 1980 – les plus importants survenus dans l’Hexagone – ont atteint le niveau 4. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) prend cependant ses précautions : elle vient d’imposer un renforcement drastique de la sûreté dans toutes les centrales, condition sine qua non pour qu’elles puissent poursuivre leur activité. 

Le nucléaire en France, c’est…

58 réacteurs (moyenne d’âge : 26 ans) 
74% de la production d’électricité 
125 000 emplois directs (410 000 indirects) 
75milliards d’euros de chiffre d’affaires(EDF + Areva) 
Sources : ministère de l’Industrie, sociétés. 

Fait nouveau en matière de transparence et signe que les temps changent, le gendarme de l’atome a publié l’intégralité de ses rapports sur son site Internet. « La catastrophe de Fukushima confirme qu’un accident ne peut jamais être exclu », avertit André-Claude Lacoste, président de l’autorité, qui a réclamé l’exécution de « travaux massifs » dans les meilleurs délais: création de locaux de crise bunkérisés, acquisition de diesels de secours supplémentaires, renforcement de certaines installations, constitution d’un « GIGN » du nucléaire, une force d’action rapide capable d’intervenir en cas d’accident, protection accrue des piscines de combustibles… Ces mesures suffiront-elles à rassurer une opinion encore marquée par les images de la gigantesque vague de près de 23 mètres de hauteur qui a léché l’archipel japonais ?  

« Il y a des risques à tous les niveaux »

« Le nucléaire n’est pas dangereux tant que l’on est convaincu qu’il l’est beaucoup », assure Bernard Bigot. Justement. « Une quantité de dangers sur lesquels l’ASN ne s’est pas penchée demeure », estime Benjamin Dessus, président de l’association d’experts scientifiques Global Chance. « Il y a des risques à tous les niveaux, de la chaîne de combustibles jusqu’au déchets stockés à la Hague, dans des piscines à peine protégées », dénonce également Thierry Salomon, de l’association NégaWatt. Quant à l’irruption de militants de Greenpeace, au mois de décembre 2011, à l’intérieur de plusieurs centrales, elle a mis en lumière des « défaillances », comme a fini par le reconnaître le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant. Du coup, l’installation prochaine de caméras et de clôtures et la distribution de Taser, censées renforcer la sécurité des sites, viendront lester encore la facture – 15 milliards d’euros – destinée à améliorer la sûreté des centrales. En attendant, l’addition gonfle et confirme la disqualification de l’un des principaux arguments des pronucléaires : l’électricité bon marché.  

Commission Besson: quatre scénarios pour 2050

1/ Prolongement de l’activité des centrales jusqu’à 60 ans 
Avantage : rentabiliser les investissements historiques. 
Inconvénient : déployer rapidement un programme industriel très ambitieux, en prenant le risque d’une fermeture prématurée d’une centrale sur décision de l’Autorité de sûreté nucléaire. 
Coût : 55 milliards d’euros sur les quinze prochaines années. 
2/ Sortie totale du nucléaire 
Avantage : suppression des risques liés au nucléaire. 
Inconvénient : hausse importante des prix de l’électricité ; hausse des émissions de CO2. 
Coût : 100 milliards d’euros. 
3/ Réduction progressive de la part du nucléaire 
Avantage : accélération du développement des énergies renouvelables. 
Inconvénient : perte de valeur liée à l’arrêt anticipé de la moitié du parc. 
Coût : non chiffré. 
4/ Remplacement du parc existant par des réacteurs EPR 
Avantage : hausse limitée des prix de l’électricité ; sécurité renforcée. 
Inconvénient : construction de deux EPR par an pendant dix ans… Une gageure. 
Coût : 120 milliards d’euros sur dix ans. 
 

Les Français doivent s’y préparer. Les tarifs d’EDF vont augmenter. La mauvaise nouvelle est confirmée par l’analyse inédite et très détaillée effectuée par la Cour des comptes. L’évaluation des investissements historiques à 188 milliards d’euros fait grimper le coût de production de l’électricité bien au-dessus des estimations qui circulaient jusqu’alors. Celui-ci devrait de surcroît progresser de 10 %, du fait de l’inévitable hausse des dépenses de maintenance (de 1,7 milliard d’euros, en 2010, à 3,3 milliards, en 2011) pointée par la Cour. Et cela, sans compter les « fortes incertitudes », selon la formule de Didier Migaud, concernant l’avenir. La Cour n’a pas été en mesure, par exemple, de valider le montant provisionné pour le démantèlement des centrales (18,4 milliards, selon EDF) du fait de l’absence d’expériences et d’études approfondies sur le sujet. Faudra-t-il attendre la fin de la déconstruction de la centrale de Chooz (Ardennes), en 2020, pour y voir plus clair ? De même, les estimations concernant la gestion des déchets radioactifs (28,4 milliards d’euros) sont « fragiles » et amenées à être révisées. Outre la polémique sur les techniques d’enfouissement, ce sujet majeur – qui doit être tranché d’ici à 2015 – ne manquera pas de peser sur la facture, payée in fine par les contribuables. Tout comme l’augmentation prévisible des polices d’assurance, les provisions destinées à déclassifier les sites nucléaires, ou encore les rallonges pour achever la construction de l’EPR de Flamanville (Manche). 

L’avantage compétitif de la France s’effiloche

Les Français se doutaient bien qu’un jour ils ne pourraient plus continuer de payer leur électricité 30 % moins cher que leurs voisins. Fukushima a précipité ce moment. Les déclarations tonitruantes d’Eric Besson réfutant, à la mi-janvier, les prévisions du patron de la Commission de régulation de l’énergie, Philippe de Ladoucette (30 % d’augmentation des prix d’ici à 2016), n’y ont rien fait. L’avantage compétitif de la France lié à la prépondérance du nucléaire s’effiloche.  

Cette nouvelle donne économique remet en selle les défenseurs du développement accéléré des énergies renou- velables. Certes, l’écart entre le coût de production du nucléaire (50 euros le mégawattheure) et celui du solaire (240 euros) est considérable, mais celui de l’éolien terrestre (80 euros) l’est moins. « Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier », plaide François Brottes, député PS et partisan d’une transition énergétique en douceur. « Les filières renouvelables font partie des secteurs qui disposent aujourd’hui du plus fort potentiel de croissance dans le monde », plaide le Syndicat des énergies renouvelables dans un livre blanc, publié en début d’année, qui fait valoir les bénéfices pour l’emploi, la balance commerciale et l’effet de serre.  

L’absorption par EDF de sa filiale Energies nouvelles témoigne bien de l’évolution des mentalités. Tout comme la prise de contrôle récente par l’électricien de l’italien Edison, détenteur d’importantes positions dans le gaz. « Notre carnet de commandes dans les énergies renouvelables représentent 1,8 milliard d’euros. Je veux qu’elles deviennent des réussites industrielles et commerciales », proclamait Luc Oursel, patron d’Areva, voilà quelques semaines. Plus symbolique, le CEA a été rebaptisé Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEAA). Son patron, Bernard Bigot, nuance cependant ce que d’aucuns pourraient interpréter comme une révolution : « Le véritable enjeu de ces énergies, c’est leur intermittence. En cela, le nucléaire est irremplaçable. » Les porte-drapeaux de l’atome ne sont pas près d’abdiquer. 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.