Mediapart 1 AVRIL 2019 PAR JADE LINDGAARD
La concertation publique sur la prolongation des plus anciens réacteurs nucléaires français vient de se clore dans l’indifférence générale. Les enjeux de sûreté sont pourtant énormes. Le débat sur l’allongement de la durée des centrales est confisqué par la technicité des échanges, la bureaucratie des procédures et l’absence de volonté de faire de la place aux citoyen·ne·s.F
Dimanche 31 mars s’est clos un débat qui n’a pas eu lieu : la concertation publique sur l’amélioration des réacteurs nucléaires de 900 mégawatts (MW), les plus anciens, dans le cadre du réexamen qu’ils doivent subir à leur quarantième année d’exploitation. L’enjeu est massif : à quelles conditions les centrales EDF les plus vieilles peuvent-elles continuer de produire de l’électricité, alors qu’elles atteignent un âge initialement prévu comme terminal ?
Construit à partir de 1977, le programme électronucléaire français est unique au monde par sa densité : 75 % de l’énergie électrique nationale est produite par fission atomique. Aucun autre pays ne dépend à ce point de cette technologie. Jusqu’au début des années 2000, les pouvoirs publics et l’exploitant estimaient à quarante années la durée de vie des réacteurs, période à l’issue de laquelle la construction d’une vague de nouvelles tranches était envisagée.
Notre débat dans Mediapart Live, le 12 septembre 2018. © Mediapart
C’est dans cet esprit que fut lancée la fabrication de l’EPR, réacteur de nouvelle génération, plus puissant avec une capacité de 1 600 MW, et doté d’équipements qui renforcent sa sûreté. Mais le naufrage industriel du chantier de Flamanville (Manche) – plus de sept ans de retard et un coût de 10,5 à 11 milliards d’euros, soit trois fois plus que la facture présentée au départ – conduit EDF à changer de stratégie.
Désormais, c’est la prolongation des centrales qui est visée. Leur durée d’exploitation n’est pas limitée réglementairement. Mais leur autorisation de fonctionner est soumise à un réexamen de sûreté tous les dix ans : à cette occasion, le réacteur est mis à l’arrêt et inspecté sous toutes les coutures pendant six mois. Dans le jargon nucléaire, on parle de « visite décennale ».
C’est donc une quatrième visite décennale (« VD4 » pour les initié·e·s) que doivent affronter les trente-quatre réacteurs de 900 MW répartis en différents points de la France hexagonale. Tricastin-1 devrait ouvrir le bal cette année. En fonction de leur année de mise en service, ils fonctionnent déjà depuis 42 à 31 ans.

La centrale nucléaire du Tricastin, dans la Drôme. © Reuters
Dès 2013, l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) a mis en garde EDF : la prolongation ne doit pas se traduire par un recul de la sûreté par rapport à ce qu’elle aurait été avec de nouveaux réacteurs. Des améliorations sont donc requises, afin d’élever les vieilles centrales « aussi près que possible du niveau d’exigence de l’EPR ».
Mais concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Les critères d’appréciation ne sont ni très clairs ni publics, alertent depuis des années le cabinet d’expertise Wise-Paris, notamment dans des notes publiées par l’association antinucléaire Greenpeace. « Ces réacteurs ont été conçus, et mis en service pour certains d’entre eux, à une époque où l’on pensait exclue la possibilité d’un accident de fusion du cœur comme celui survenu il y a précisément quarante ans à Three Mile Island », précise Yves Marignac, directeur de Wise-Paris.
À la suite de la catastrophe de Fukushima en 2011 au Japon, l’ASN a exigé par ailleurs d’EDF toute une série de modifications structurelles, notamment le renforcement de la protection des piscines de désactivation des combustibles, ainsi que la protection contre la perte des moyens d’alimentation et de refroidissement. Est-ce possible, à quel coût et est-ce suffisant pour améliorer le niveau de sûreté des centrales nucléaires françaises ?
C’est tout l’enjeu des décisions en cours. Or, il existe de sérieuses raisons de s’inquiéter de l’état des installations les plus anciennes, ainsi que des procédures de surveillance. En septembre, Mediapart avait montré, en partenariat avec le journal en ligne Correctiv, que plus d’un tiers des réacteurs nucléaires français subissent une sollicitation excessive de leurs circuits et qu’EDF surveille ces phénomènes mais ne les répare pas. Or plus les centrales vieillissent, plus ces problèmes augmentent.
Par ailleurs, l’électricien n’a toujours pas mis en œuvre la principale préconisation pour renforcer la sûreté des centrales françaises après la catastrophe de Fukushima : installer des diesels d’ultime secours. Entre 2003 et 2014, trente-sept réacteurs ont connu plus de dix événements augmentant le risque de fusion du cœur, comme nous l’expliquions en septembre dernier. Cela avait alors suscité l’inquiétude de la députée écologiste allemande Sylvia Kotting-Uhl. Car les accidents nucléaires n’ont pas de frontières : un accident grave en France pourrait bouleverser la vie d’Européen·ne·s qui n’ont pas choisi ce mode de production d’électricité.
Il est donc fort regrettable que les discussions au sujet du vieillissement des centrales nucléaires se déroulent dans une telle discrétion. Ce n’est ni la conséquence unique de la place prise par le mouvement des « gilets jaunes » ou l’affaire Benalla dans l’espace public ni un hasard : depuis 2012, le débat sur le principe de la prolongation des centrales nucléaires est confisqué par la technicité des échanges, la bureaucratie des procédures et l’absence de volonté de faire de la place aux citoyen·ne·s.
« Graves déficits en matière de sûreté »
Jusqu’ici, les réexamens périodiques de sûreté se sont déroulés, tous les dix ans, sans participation du public ni information particulière. La loi de 2015 sur la transition énergétique a écarté toute participation spécifique des citoyen·ne·s au débat sur la prolongation de fonctionnement générique des réacteurs.
En septembre dernier, le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) a ouvert une concertation sur les conditions de poursuite du fonctionnement des réacteurs de 900 MW. Mais ce n’est qu’un dispositif informel, sans base légale et qui n’est rattaché à aucune décision, regrette Wise-Paris dans une note commandée par Greenpeace.
« Aucune réunion publique n’a été organisée dans un autre lieu que ces sites fortement concernés par l’enjeu, où le gros des participants a été constitué des salariés ou retraités d’EDF et de publics déjà sensibilisés, tels que les membres d’associations. La plateforme mise en place par le HCTISN pour une participation en ligne n’a enregistré, au 28 mars 2019, qu’un total de 230 contributions sur les différents sujets ouverts, pour un nombre de participants s’élevant à peine à plus de 300 au maximum (et sans doute moins, certains participants étant probablement communs entre les différents thèmes) », détaillent les expert·e·s.
De plus, la concertation ne porte que sur les modalités d’allongement de la durée de vie et non sur son principe. « La question des modalités de mise en œuvre de la prolongation de fonctionnement au niveau particulier de chaque réacteur est la seule pour laquelle le principe d’une procédure dédiée a été décidé – sans toutefois fournir un cadre d’application de cette procédure, qui n’existe pas dans le droit actuel. Cette enquête publique ne permet pas de traiter de l’opportunité de la prolongation au cas par cas, et aucune évolution réglementaire n’a été prévue pour élargir les critères du débat public à cette action au niveau de chaque réacteur ou site », analyse Wise-Paris.

Manifestation en 2013 pour la fermeture de la centrale nucléaire de Tricastin (site de Sortir du nucléaire). © Sortir du nucléaire
Dans la première phase de préparation de la programmation pluriannuelle énergétique (PPE), un débat public a bien été organisé au sujet des grands principes d’orientation du mix énergétique national. Mais il a été sabordé par l’annonce unilatérale du report à 2035 de l’objectif de réduire à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité. Les réacteurs les plus anciens, ceux de 900 MW, devraient fermer en premier, selon une première liste sans date précise présentée par le gouvernement : Tricastin, Bugey, Gravelines, Dampierre, Le Blayais, Cruas, Chinon et Saint-Laurent.
Même si quatorze tranches doivent fermer d’ici 2035, quarante-quatre seront encore en service et atteindront alors une limite d’âge de 49,3 années en moyenne. Il n’existe aucun retour d’expérience mondial sur des réacteurs à cinquante ans. Et une bonne dizaine auront dépassé l’étape de leur cinquième réexamen de sûreté, pointe Greenpeace dans sa note.
Ce glissement vers les cinquante ans de fonctionnement a déjà été anticipé par EDF dans ses comptes, à travers le calcul des amortissements des réacteurs de 900 MW. Si bien que, pour Wise-Paris, « l’exploitant a donc totalement préempté, exerçant par la même une pression politique et économique considérable, les décisions à venir sur la prolongation de fonctionnement ou l’arrêt des réacteurs de 900 MW ».
Le silence politique qui règne en France sur la prolongation des centrales nucléaires est toutefois perturbé par des interventions officielles venues d’Allemagne.
Ulrike Höfken, ministre de l’environnement de Rhénanie-Palatinat, un Land frontalier avec l’Hexagone, ainsi que le ministre de l’environnement et de la protection des consommateurs du Land de Sarre, bordé, lui, par la Lorraine, Reinhold Jost, ont déposé la même contribution sur le site de la concertation du HCTISN : « Très préoccupés par la décision de la France de poursuivre l’utilisation de l’énergie nucléaire, nous nous prononçons catégoriquement contre toute prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires », en raison des « retombées radioactives d’un accident nucléaire en France, avec des conséquences dramatiques pour l’économie et la santé des habitants » de l’autre côté de la frontière.
Dans une longue note détaillée, commandée par Greenpeace,Manfred Mertins, professeur honoraire en sûreté nucléaire à l’université de Brandebourg et expert dans diverses institutions allemandes et internationales depuis quarante ans, livre une analyse alarmante des vieilles centrales nucléaires hexagonales : « Les centrales françaises équipées de réacteurs de 900 MW présentent de graves déficits en matière de sûreté, au regard des exigences françaises et internationales appliquées à l’heure actuelle. En outre, sur le plan pratique, une modernisation de ces centrales ne suffira pas à remédier à ces manquements, dont les conséquences sur la sûreté sont considérables. »
Le chercheur pointe notamment la vulnérabilité aux séismes, aux inondations et aux chutes d’avion. Or « une mise aux normes complète en vue de protéger les installations contre les agressions comme les séismes et les inondations, telle que requise actuellement en France et dans le reste du monde, est considérée comme irréalisable sur le plan pratique ». Et « une mise aux normes des installations contre les chutes d’avion telle que prévue aujourd’hui en France est également considérée comme irréalisable sur le plan pratique ».
Autre problème soulevé par l’expert : l’insuffisante capacité de résistance du bâtiment du réacteur en cas de fusion du cœur, l’accident le plus grave pour une centrale nucléaire : « On constate des carences considérables au niveau de l’épaisseur des fondations, qui s’avèrent bien plus fines que celles des nouvelles structures. En cas de fusion du cœur, l’intégrité de l’enceinte de confinement peut ne pas être garantie de manière idoine. »
Or là encore, « une mise aux normes des installations au regard de la maîtrise des accidents impliquant une fusion du cœur est considérée comme irréalisable sur le plan pratique. Par ailleurs, la mise à niveau de la centrale de Fessenheim afin de collecter et refroidir une éventuelle fusion du cœur n’a pas été éprouvée sur le plan technique ».
L’Autorité de sûreté du nucléaire doit publier début 2020 ses prescriptions génériques concernant le quatrième réexamen de sûreté des vieux réacteurs. Mais, à cette date, les travaux auront déjà été menés sur la tranche de Tricastin-1. Quelle pression l’ASN pourra-t-elle exercer sur EDF à un moment si crucial de décision sur l’avenir de son parc existant ?
Son nouveau président, Bernard Doroszczuk, s’est fait remarquer par la sévère mise au point infligée à l’électricien, lors d’une récente réunion du HCTISN, en mars. « On aurait dit un prof qui sermonnait ses élèves », selon un participant. Sujets de cette correction publique : les retards permanents et demandes systématiques de délais pour se mettre en conformité avec les règles de sûreté. Une attitude « inacceptable », selon le chef de l’ASN, comme le rapporte un témoin.
Jointe par Mediapart, l’autorité confirme que les retards des exploitants nucléaires (pas seulement EDF, mais aussi Orano et le CEA) posent problème : « La reprise et le conditionnement des déchets anciens ainsi que les opérations de démantèlement rencontrent encore des difficultés, qui conduisent soit à la réalisation des projets avec retard, soit à des ajournements, soit à des changements de stratégie après plusieurs années d’études. Une vigilance particulière doit être portée aux facteurs clés que sont la gestion de projet, les compétences mobilisées et les moyens attribués à la réalisation des opérations, notamment les opérations de démantèlement. »
En particulier, le report de la mise en service des diesels d’ultime secours inquiète l’autorité : « EDF avait pris l’engagement de mettre en place ces diesels d’ultime secours pour fin 2018. Cet engagement ne pourra pas être respecté compte tenu des problèmes opérationnels rencontrés sur les chantiers, notamment dans les opérations de génie civil. Une seule centrale, Saint-Laurent-des-Eaux, est aujourd’hui équipée. Nous avons pris la décision de repousser cette échéance à fin 2020. »
De son côté, l’Élysée vient de reconduire Jean-Bernard Lévy à la tête du groupe EDF avec pour mission d’assurer la pérennité du nucléaire et préparer la construction de nouveaux réacteurs. Le chef de l’État n’a à aucun moment formalisé la moindre exigence publique sur l’amélioration de la sûreté des réacteurs nucléaires français.