Au-delà des risques qu’il implique pour l’environnement et la santé publique, le nucléaire pose le problème de sa viabilité économique.
Le rapport que Mediapart publie en exclusivité synthétise un grand nombre de données chiffrées qui permettent d’évaluer les véritables perspectives industrielles du nucléaire, en France et dans les autres pays, au-delà des discours partisans et des arrière-pensées politiques.
Après Fukushima, où en est l’industrie nucléaire dans le monde ? Quel est son rythme de progression ? Est-elle toujours concurrentielle face à l’essor des énergies renouvelables ? De nouveaux pays s’apprêtent-ils à construire des centrales ? Faudra t il prolonger la durée d’exploitation de celles qui sont en fonctionnement ? Comment la gestion des déchets radioactifs affecte-t-elle l’ensemble de la filière nucléaire ?
A toutes ces questions, le World Nuclear Industry Status Report 2012 apporte des réponses précises et documentées. Par Médiapart 6 juillet 2012.
Ce rapport, réactualisé chaque année depuis 2007 (deux éditions antérieures sont parues en 2004 et 1992), est l’oeuvre de deux consultants indépendants dans le domaine de l’énergie : Mycle Schneider, qui étudie l’industrie nucléaire depuis trente ans, et que Mediapart a interviewé sur la situation au Japon et l’après-Fukushima (voir ici et là) ; et Antony Froggatt, chercheur et écrivain spécialisé dans les questions de politique nucléaire, installé à Londres.
Si la catastrophe de Fukushima a mis le risque nucléaire et l’exigence de sûreté au premier plan, le rapport de Schneider et Froggatt se concentre sur l’analyse des variables
économiques qui affectent le développement de l’atome civil. Disons-le d’emblée,
ce rapport brosse le portrait d’une industrie en déclin, luttant pour sa survie
dans un environnement de plus en plus défavorable, tant du point de vue des coûts
de fonctionnement que de celui de l’opinion publique.
L’analyse de Froggatt et Schneider est à contre-courant des discours le plus souvent
entendus en France, influencés par les avocats de l’industrie nucléaire. Elle démontre
que l’idée d’une « renaissance nucléaire », mise en avant par le lobby de l’atome, relève
plus de l’autopersuasion, du wishful thinking, que de la réalité chiffrée.
Pour autant, on ne peut considérer que les auteurs soient de parti pris, même si à
l’évidence ils ne sont pas des avocats du nucléaire. Mycle Schneider, lauréat du prix
Nobel alternatif en 1997, a conseillé des organismes aussi divers que la Commission
européenne, le CNRS, l’IRSN, l’Unesco, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie
atomique) ou le WWF (World wildlife fund). Antony Froggatt, après avoir travaillé
pour Greenpeace International, a participé à des enquêtes parlementaires en Autriche
et en Allemagne ainsi qu’à des travaux de la Commission et du Parlement européens.
Le panorama de l’industrie nucléaire mondiale que brosse, vingt ans après sa première
édition, le World Nuclear Industry Status Report, est marqué par l’impact de la
catastrophe de Fukushima. Celle-ci n’en finit pas de peser sur l’avenir de l’atome civil,
en dépit des dénégations des dirigeants du nucléaire. Au Japon, une commission d’enquête parlementaire vient de publier un rapport qui met en pièces le discours dominant de l’industrie nucléaire, selon lequel l’accident japonais résulte uniquement de la fatalité d’un événement naturel, le tsunami.
Le rapport parlementaire japonais met en cause la collusion entre l’industrie et le gouvernement japonais ainsi que leur conformisme et leur absence d’initiative ; ce rapport n’hésite pas à parler de « désastre causé par l’homme » ; et il montre que, contrairement à l’affirmation martelée par les autorités nucléaires mondiales, le tremblementde terre du 3 mars 2011 a probablement causé d’importants dégâts à la centrale
de Fukushima, avant même le passage du tsunami. Au-delà du démenti infligé aux dirigeants du nucléaire, l’impact de la catastrophe japonaise est très sensible dans le panorama mondial de l’industrie atomique brossé par Mycle Schneider et Antony Froggatt, qui met en évidence plusieurs tendances
lourdes :
• Une désaffection accentuée par l’effet de Fukushima
C’est la première des tendances observées par nos auteurs. Deux mois après le tsunami
du 3 mars 2011, Hans Blix, ancien directeur général de l’AIEA, avait qualifié Fukushima
de « bosse sur la route ». Ce n’était pas seulement une grossièreté à l’égard du
Japon, c’était une lourde erreur d’appréciation. Preuve de l’onde de choc provoquée
par Fukushima, la Chine, le pays au monde qui contribue le plus au développement
du nucléaire, a gelé tous ses nouveaux projets. Quatre pays ont annoncé leur sortie
du nucléaire à une date planifiée : l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et Taiwan. Cinq
autres nations – l’Egypte, l’Italie, la Jordanie, le Koweït et la Thaïlande –, qui avaient
prévu de s’engager dans des programmes nucléaires ou de relancer leurs programmes
existants, y ont renoncé.
En Bulgarie et au Japon, deux réacteurs en construction ont été abandonnés. Des projets
de nouvelles constructions ont été abandonnés au Brésil, aux Etats-Unis et en
Inde tandis qu’en France, François Hollande a repoussé sine die le projet d’EPR à Penly.
Au total, entre le 1er janvier 2011 et le 1er juillet 2012, 13 réacteurs nucléaires ont démarré
tandis que 21 ont été arrêtés. Au Japon, où toutes les centrales se trouvaient à
l’arrêt depuis mai 2012, un réacteur, sur les cinquante-quatre que compte le pays, est
actuellement en fonction ; un deuxième devrait repartir en juillet. Mais de grandes incertitudes
pèsent sur l’avenir du nucléaire nippon, qui apparaît de plus en plus
comme une sorte de variable d’ajustement permettant d’assurer la transition vers
d’autres énergies. Un seul nouveau pays s’est lancé dans le nucléaire : l’Iran, qui a enfin
fait démarrer le réacteur de Bushehr, en construction depuis 1975.
• Un recul de la part du nucléaire dans la production d’énergie
Mi-2012, l’énergie nucléaire est exploitée par 31 nations, soit une de plus qu’en 2010,
en l’occurrence l’Iran, seul nouveau membre du club depuis la Roumanie en 1996.
Sur ces 31 pays, six produisent à eux seuls plus de 70 % de l’électricité nucléaire mondiale
: l’Allemagne, la Corée du Sud, les États-Unis, la France, le Japon et la Russie.
En 2011, les quelque 400 réacteurs nucléaires en service ont produit un total de 2518
térawatts-heure (TWh) d’électricité, soit une baisse de 5,3 % par rapport au record
historique, qui s’était établi à 2660 TWh en 2006.
La part du nucléaire dans la production d’électricité mondiale est passée de 17 % en
1993 à 11 % en 2011, c’est-à-dire le niveau qu’elle avait dans les années 1980. En
France, en Allemagne ou en Suède, on produit moins d’électricité nucléaire
aujourd’hui qu’en 2005. En Belgique, au Canada, au Japon et au Royaume-Uni, le pic
historique remonte aux années 1990, et en Italie il date des années 1980. Ces chiffres
montrent clairement que le recul est largement antérieur à Fukushima et n’est pas un
effet circonstanciel, mais une évolution sur le long terme.
• Un vieillissement inéluctable du parc nucléaire mondial
Dans les années 1970, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) prévoyait
une puissance nucléaire installée globale de 3600 à 5000 gigawatts (GW) vers 2000,
soit dix fois plus que la réalité actuelle. La capacité globale de production nucléaire a
augmenté d’environ 30 GW électriques entre 1992 et 2002 pour atteindre 362 GWe ;
elle a atteint un maximum de 375 Gwe en 2010 avant de redescendre au niveau de
2002. Cette stagnation résulte des nombreux abandons de projets de centrales et, pour
les projets qui sont maintenus, de l’allongement considérable des délais de construction.
Selon une liste établie par l’AIEA, à la date du 1er mai 2012, un total de 59 réacteurs
étaient en construction dans le monde, représentant une puissance globale de 56
GWe. Dans cette liste, 9 réacteurs sont « en construction » depuis plus de vingt ans ; 4
depuis dix ans ou plus ; et au moins 18 ont connu des retards de construction. De
plus, pour 43 de ces chantiers, l’AIEA ne mentionne pas de date de démarrage prévu.
Et près des trois quarts de ces réacteurs en construction sont localisés dans trois pays,
la Chine, l’Inde et la Russie, dont aucun n’est réputé pour être très transparent à propos
de ses projets nucléaires.
Depuis des années, le nombre de centrales nouvelles connectées au réseau est faible,
de sorte que l’âge moyen des unités nucléaires en service augmente régulièrement. Il
est aujourd’hui de 27 ans. Sur les 429 réacteurs en service dans le monde, 20 ont dépassé
le seuil de 40 ans de fonctionnement, et ce chiffre augmentera bien sûr dans les
prochaines années. D’après les calculs de Schneider et Froggatt, si l’on fixait à 40 ans
la limite de durée de fonctionnement dans le monde entier, il faudrait que 67 nouveaux
réacteurs soient raccordés au réseau d’ici 2020 pour maintenir la part du nucléaire
à son niveau actuel.
Les auteurs jugent ce scénario peu plausible, « étant donné les contraintes de fabrication
des composants clés des réacteurs, la situation financière difficile des principaux constructeurs
mondiaux, la crise économique générale et l’hostilité des opinions publiques ». Conséquence :
le nombre de réacteurs en exploitation va diminuer dans les années qui viennent,
sauf si l’on prolonge systématiquement la vie des centrales au-delà de 40 ans. Mais ce
deuxième scénario se heurterait aux exigences de sécurité post-Fukushima.
Le cas de la France, pays où la proportion d’électricité nucléaire est la plus élevée,
illustre bien les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie de l’atome. D’ici
2022, sur nos 58 réacteurs en service, 22 atteindront le seuil de 40 ans. La Cour des
comptes a calculé qu’il faudrait 11 EPR pour les remplacer, si l’on veut maintenir la
part du nucléaire au niveau actuel. Etant donné la faible probabilité de cette option, il
ne reste que deux possibilités : prolonger la durée des réacteurs au-delà de 40 ans, ou
réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique.
• L’essor des énergies renouvelables
En France et plus encore dans d’autres pays, le ralentissement du nucléaire s’accompagne
d’une montée en puissance des énergies renouvelables, de plus en plus compétitives.
La puissance éolienne sur la planète a augmenté de 41 gigawatts (GW) en
2011, ce qui représente plus d’un huitième de la puissance nucléaire en service.
Le cas de la Chine est frappant : en cinq ans, la puissance éolienne y a été multipliée
par 50, pour atteindre 63 GW, soit l’équivalent de toute la puissance nucléaire française
; les centrales nucléaires chinoises produisaient dix fois plus d’électricité que le
vent il y a cinq ans ; aujourd’hui, l’écart est inférieur à 30 %. Autrement dit, même si
la Chine construit des centrales nucléaires, elle développe encore plus rapidement ses
énergies renouvelables.
Dans l’Union européenne, la capacité nucléaire a baissé de 14 GW depuis 2000, tandis
que 142 GW de nouvelles sources d’énergies renouvelables ont été mises en place. La
production d’électricité par les énergies renouvelables en Allemagne équivaut aujourd’hui
à 29 % de la production d’électricité nucléaire française. Or, cette dernière
représente presque la moitié de l’électricité nucléaire dans toute l’Union européenne.
• Un coût de moins en moins compétitif
En France, depuis des décennies, le nucléaire est défendu économiquement comme
étant de loin la source d’électricité la moins chère. Mais cette affirmation est de moins
en moins exacte dans notre pays, et l’est encore moins si l’on sort de l’Hexagone.
Du point de vue du coût, les énergies renouvelables se rapprochent progressivement
de la « parité réseau » (« grid parity »), autrement dit du moment où le prix à l’unité
équivaut à celui auquel les consommateurs paient leur électricité.
Cette parité réseau a déjà été atteinte en Allemagne, au Danemark, en Italie, en Espagne
et dans certaines régions d’Australie. Selon une étude citée par Schneider et
Froggatt, le coût de l’électricité d’origine photovoltaïque, dans des régions de fort ensoleillement,
va passer dans la prochaine décennie de 0,16 € à 0,06 € par kilowattheure.
En Allemagne, l’électricité photovoltaïque représentait 1 % de la production totale il y
a trois ans ; le chiffre est aujourd’hui 4 % et atteindra 7 % en 2016. Cela peut sembler
une contribution modeste, mais elle est en augmentation rapide et elle participe à la
stabilisation du prix de l’électricité, qui a légèrement baissé en 2012 outre-Rhin.
Selon une estimation récente faite par le groupe Lazard, aux Etats-Unis, l’énergie nucléaire
coûterait entre 77 et 114 dollars par mégawatt-heure et serait plus chère que
l’énergie éolienne (de 48 à 95 $/MWh). L’électricité photovoltaïque est légèrement
plus chère (101 à 149 $/MWh pour les cellules cristallines et 102 à 142 $/MWh pour
les couches minces) mais l’écart devrait disparaître dans les trois prochaines années.
En France, selon la Cour des comptes, l’électricité produite par l’EPR de Flamanville
devrait coûter entre 7 et 9 centimes d’euro par kilowatt-heure, un prix que l’énergie
éolienne pourrait concurrencer dans plusieurs régions d’Europe, et qui est nettement
plus élevé que celui de certains projets éoliens aux Etats-Unis.
Globalement, l’ère des énergies renouvelables très coûteuses et du nucléaire bon marché
est révolue. De nombreux projets nucléaires dépassent fortement leur budget initial
: aux Etats-Unis, le projet de centrale nucléaire à Watts Bar, dans le Tennessee, a
vu son coût augmenter de 60 % au cours des cinq dernières années ; en France, l’estimation
du coût de l’EPR a été multipliée par 4 en dix ans. Les exigences croissantes
de sûreté font augmenter le prix des installations nucléaires. Dans le même temps, la
montée en puissance des énergies renouvelables s’accompagne d’une baisse de leurs
coûts.
Le « croisement historique » des prix du solaire et du nucléaire, annoncé en 2010 par
John Blackburn, de l’université Duke (Caroline du Nord), est devenu une réalité. Le
nucléaire n’a pas dit son dernier mot, mais il n’a plus le vent en poupe, et son déclin
ne peut que s’accentuer. Compte tenu de la disponibilité croissante du solaire et de
l’éolien et de la perception accrue des risques, l’utilisation la plus rationnelle des installations
nucléaires existantes pourrait être de servir de variable d’ajustement en attendant
son remplacement par des énergies renouvelables.
« Avant le désastre de Fukushima de mars 2011, l’industrie nucléaire avait clairement reconnu
qu’elle ne pourrait pas faire face à un autre accident majeur, écrivent Antony Froggatt
et Mycle Schneider. Au cours de la dernière décennie, l’industrie a vendu au monde entier,
sous le discours de la renaissance nucléaire, ce qui n’était qu’une stratégie de survie. De nombreuses
sociétés nucléaires étaient déjà en grande difficulté avant le triple désastre qui a frappé
la côte est du Japon en 2011… Il apparaît de plus en plus évident que les systèmes nucléaires
ne sont pas compétitifs dans ce monde, que ce soit du point de vue systémique, économique,
environnemental ou social. »
Pour lire le rapport dans son intégralité, WorldNuclearReport-EN-LQ-072012