Le risque nucléaire, "le problème actuel le plus préoccupant"

Fukushima n’aurait-il rien changé ? Le poids de l’atome est-il si grand en France, sa présence si incontestable que, moins d’un an après la catastrophe japonaise du 11 mars 2011, la plus grave de l’histoire du nucléaire après celle de Tchernobyl, l’onde de peur qui a parcouru la planète n’ait pas de résonance dans l’Hexagone ? Pierre Le Hir LE MONDE CULTURE ET IDEES  20.02.12 

« On ne la fermera pas, cette centrale, il n’en est pas question ! », a martelé, le 9 février, Nicolas Sarkozy devant les salariés du site nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin), le plus ancien de France et, à ce titre, la bête noire des écologistes.« Cette centrale ne fermera pas au seul motif de l’idéologie ou de la transaction politique. Ce serait profondément contraire à l’intérêt de la France », a ajouté le chef de l’Etat. Comme si, oui, Fukushima n’avait rien changé.

Et pourtant. Pour près d’un Français sur cinq, les risques nucléaires constituent désormais « le problème actuel le plus préoccupant ». Loin, certes, derrière le chômage, la crise financière et le couple misère-exclusion. Mais devant l’insécurité, la dégradation de l’environnement ou les bouleversements climatiques. Jusqu’alors, le danger nucléaire ne tourmentait que moins d’un Français sur dix, à égalité avec les accidents de la route.

L’irruption de l’atome au quatrième rang des motifs d’inquiétude des Français, dans un contexte surdéterminé par la crise économique, est l’un des enseignements marquants de l’édition 2012 du Baromètre de la perception des risques et de la sécurité, établi depuis plus de vingt ans par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Les données qu’il présente ont été collectées en septembre et octobre 2011, un peu plus de six mois après la catastrophe japonaise.

« A l’évidence, l’accident de Fukushima a provoqué un choc dans l’opinion », commentent les auteurs de l’étude, Marie-Hélène El Jammal et François Rollinger. D’autres chiffres en témoignent. Jamais les Français n’ont été aussi nombreux à juger le risque des centrales nucléaires « élevé » (ils sont plus d’un sur deux à le penser). A contrario, jamais ils n’ont été si peu nombreux à « accorder leur confiance aux autorités » pour les en protéger (moins d’un sur quatre). Qu’il s’agisse de crainte ou de défiance, « tous les indicateurs relatifs aux centrales nucléaires atteignent des niveaux historiques », souligne François Rollinger.

« Fukushima a marqué une évolution très nette. Est-ce pour autant une rupture durable ? Notre prochain baromètre annuel le dira », nuance Marie-Hélène El Jammal. De fait, le drame japonais a exacerbé des peurs préexistantes, davantage qu’il ne les a fait surgir. S’appuyant sur une enquête réalisée en juin 2011 pour Le Monde, à l’échelle de l’Europe, Laure Bonneval et Cécile Lacroix-Lanoë, chargées d’études à l’IFOP, estiment qu’il a eu pour effet de « cristalliser des tendances déjà à l’oeuvre dans l’opinion ». A leurs yeux, « il serait fallacieux decroire que la catastrophe de Fukushima a retourné des opinions publiques qui auraient été massivement en faveur de l’énergie nucléaire ».

Fukushima semble en fait avoir conforté, en Europe, le contraste entre deux blocs. D’un côté, les Français et les Britanniques, plus nombreux à être partisans du nucléaire qu’à s’y opposer, à une majorité il est vrai très relative (en France, 32 % pour, contre 20 % contre, la plupart des sondés se disant hésitants ou sans opinion). De l’autre, les Allemands et les Italiens, dont une majorité absolue s’y déclare hostile. Entre les deux, les Espagnols, répartis à parts égales entre pro- et antinucléaires.

C’est qu’en France, pays le plus nucléarisé de l’Union européenne avec 58 des 143 réacteurs européens disséminés sur son territoire, l’atome a une longue histoire. Elle remonte à 1944 – la seconde guerre mondiale n’était pas encore terminée – et à la conviction du général de Gaulle que, grâce à lui, la France pouvait retrouver son « statut de grande puissance à la table des négociations ». Les propos tenus par Nicolas Sarkozy à Fessenheim ne font que perpétuer cet héritage. Emancipée de ses origines militaires – sans s’en être tout à fait libérée -, la filière électronucléaire a, depuis, incarné la grandeur de la France en même temps qu’elle assurait son indépendance énergétique. Pendant des décennies, droite et gauche lui ont apporté un soutien indéfectible, avant de diverger très récemment sur la place de l’atome.

En dépit de cette culture historique du nucléaire en France, Fukushima a modifié la donne. Certes moins radicalement qu’en Allemagne, en Belgique et en Suisse, qui ont décidé de renoncer totalement à l’atome. Ou qu’en Italie, où par référendum la population s’est opposée, à près de 95 %, à la construction de nouveaux réacteurs dans la péninsule. Mais de façon claire néanmoins. Interrogés en juin 2011 par l’IFOP, pour Le Journal du dimanche, plus de trois Français sur quatre se disent désormais favorables à l’abandon – progressif ou rapide – du nucléaire. Les femmes sont même plus de huit sur dix à le souhaiter.

Difficile, pour autant, de savoir si l’atome influera sur le vote des Français. Seule certitude : la question de la sortie du nucléaire et de la transition énergétique a pris dans la campagne présidentielle française une place qu’elle n’aurait pas occupée sans le coup de semonce japonais. Au point d’être quasiment le seul sujet environnemental sur lequel ont pris position toutes les formations politiques.

« Avant Fukushima, les centrales nucléaires avaient une image banalisée. Le public leur associait des risques comparables à ceux de l’industrie chimique », observe François Rollinger. La perception n’est plus la même aujourd’hui. Car, à la différence du cauchemar de Tchernobyl, que l’on avait pu mettre sur le compte d’une technologie soviétique obsolète (le réacteur ukrainien sinistré ne possédait pas d’enceinte de confinement), la tragédie de Fukushima a frappé un pays technologiquement très avancé, dont le savoir-faire nucléaire n’a rien à envier à celui de la France.

Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, André-Claude Lacoste, n’a-t-il pas convenu que « personne ne peut garantir qu’il n’y aura jamais un accident grave en France » ? Mieux, ou pis, le patron de l’IRSN, Jacques Repussard, n’a-t-il pas dit que Fukushima obligeait à « imaginer l’inimaginable » ? Une formule à double tranchant, dont la vertu est de ne fixer aucune limite à l’exigence de sûreté, mais qui porte en elle-même l’aveu de l’impuissance à atteindre cet objectif, l’impensable ne pouvant, par définition, être pensé avant qu’il se matérialise.

« De façon très explicite chez les défenseurs de l’atome, plus diffuse chez les autres, le nucléaire, considéré comme une menace quand il est mis en oeuvre dans les pays en développement, est associé, dans les pays développés, à la modernité », observe la sociologue Christine Castelain-Meunier (CNRS-Ecole des hautes études en sciences sociale). Singulièrement en France, note-t-elle, où il est du ressort du « patriotisme » et de la « fierté nationale ». Or, constate-t-elle, Fukushima a fissuré « l’amalgame entre nucléaire et modernité ».

C’est peut-être, plus profondément, le mythe de la puissance nucléaire, du pouvoir sur la nature conféré par la maîtrise de la fission des particules primordiales qui se lézarde. Dans leur volonté de dompter la matière – « canaliser les forces naturelles dans le monde de l’artifice humain », disait la philosophe allemande Hannah Arendt -, les hommes en ont appelé aux dieux, aux Titans et aux forces cosmologiques.

A Tchernobyl, les employés déjeunaient, à la cantine, sous un vitrail représentant Prométhée, dont une statue, les bras levés vers le ciel pour s’emparer du feu de l’Olympe et l’offrir aux humains, se dresse aujourd’hui à l’entrée de la centrale. Les physiciens rassemblés dans le projet international de réacteur à fusion thermonucléaire ITER (« le chemin » en latin) promettent, tels des démiurges, de« mettre le Soleil en boîte ». Et, en France, la conception d’un centre d’enfouissement de déchets radioactifs vient d’être confiée au groupement Gaiya, comme s’il y fallait la protection de la Terre-mère.

Après Fukushima, les mortels se retrouvent livrés à eux-mêmes, face à leurs choix. Dans un pays où ce modèle n’a jamais été soumis au vote, par référendum par exemple, « les citoyens veulent aujourd’hui être associés à un débat démocratique sur les choix énergétiques et la place du nucléaire, relèvent Marie-Hélène El Jammal et François Rollinger. Ils aspirent à devenir eux-mêmes des acteurs de la maîtrise des risques. » Le dogme du nucléaire salvateur est ébranlé. L’atome démythifié.

Voir également: Les Français n’ont jamais été aussi inquiets du risque nucléaire

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