Le groupe Engie se perd dans la transition énergétique

Pour la troisième fois en quatre ans, Engie (ex-GDF-Suez) est en perte. Le groupe a décidé de changer de stratégie pour devenir le leader de la transition énergétique. Les salariés sont déboussolés et regardent, navrés, brader les actifs historiques. Au sommet, la guerre continue entre Gérard Mestrallet, président, et sa directrice générale, Isabelle Kocher. Sous l’œil impassible de l’État actionnaire. Mediapart  PAR  MARTINE ORANGE

Cela fait des mois qu’ils se rongent. Ils le savent : la branche exploration-production internationale (EPI) d’Engie (ex-GDF-Suez) va être vendue. La direction du groupe l’a annoncé au printemps 2016. Elle ne leur a rien dit de plus. Depuis, les 500 personnes de l’activité s’inquiètent, se demandent quel sera leur avenir, si même il y a encore un avenir pour eux comme ingénieurs pétroliers, géologues, sismologues. « Les gens n’en peuvent plus. Certains sont en dépression, d’autres en burn-out. Beaucoup ont commencé à regarder ailleurs », raconte Arnaud (le prénom a été changé). En racontant cette vie de travail qui se délite, il a les mains qui tremblent.

À la fin de l’année 2016, ils redoutaient que l’affaire ne soit conclue très rapidement. Ils avaient découvert le nom de leur potentiel repreneur au hasard d’une dépêche Bloomberg : Neptune Oil & Gas. En fait, il s’agit d’un véhicule financier dans l’énergie créé par les fonds d’investissement Carlyle et CVC Capital Partners. Il serait intéressé par les actifs gaziers qu’Engie détient au Royaume-Uni, en Norvège, en Algérie, en Égypte, en Allemagne et en Asie. Le groupe espérerait en tirer au moins 4 milliards d’euros.

En dépit d’un marché pétrolier catastrophique, la branche a enregistré un excédent brut d’exploitation (Ebitda) de 1,2 milliard d’euros en 2016. Cela ne semble pas suffire pour les éventuels repreneurs. Une restructuration a été engagée pour rendre l’activité plus présentable en diminuant les coûts. 40 % des postes sont appelés ou sont en train d’être supprimés.

Les rumeurs de vente rapide sont reparties en février. Cela allait être annoncé au moment de la présentation des résultats d’Engie le 2 mars, prédisaient certains. La conférence est passée et rien n’est venu. Un porte-parole de la direction se refuse au moindre commentaire sur le dossier. Mais les échéances semblent s’approcher, inexorablement. Lundi 20 mars, un comité d’entreprise d’Engie s’est terminé sur un clash. La direction a refusé de donner les éléments que les représentants du personnel demandaient avant de se prononcer sur le sort de la branche exploration-production. Le comité d’entreprise a décidé d’engager une procédure judiciaire afin d’obtenir les informations que la direction lui refuse. Ultime tentative de résistance sans doute vouée à l’échec.

Car la direction ne reviendra pas sur son projet de cession. Il en va du sort d’Isabelle Kocher, la directrice générale d’Engie. Elle s’est engagée sur ce programme auprès des analystes boursiers. Elle doit “délivrer”, selon le jargon financier utilisé dans le groupe. Cela s’inscrit dans la nouvelle stratégie du groupe. Une de plus.

Cinq stratégies en neuf ans

« Combien de stratégies avons-nous eues depuis la fusion entre Suez et GDF ? » La question laisse Éric Buttazzoni, coordinateur CGT d’Engie, silencieux pendant un moment. Il a beau suivre la vie du groupe par le menu, il lui faut un peu de temps pour se remémorer toutes les étapes par lesquelles est passé le groupe depuis la fusion entre GDF et Suez en 2008. Il y a en eu tellement en dix ans. Les salariés en ont le tournis.

D’abord, il y a eu GDF-Suez, leader mondial du gaz et du GNL (gaz naturel liquéfié) juste après la fusion. C’était l’époque où Gérard Mestrallet, PDG du groupe, voyait le groupe exporter massivement du gaz vers les États-Unis. Le leader mondial du gaz avait juste omis un détail : la production massive de gaz de schiste aux États-Unis à partir de 2005. D’importateurs, les États-Unis sont devenus autosuffisants et désormais exportateurs de gaz américain. Deux ans plus tard, le groupe change d’orientation. Il rachète en deux fois son concurrent International Power. Ce dernier est valorisé à prix d’or (28 milliards d’euros) mais GDF-Suez paie une partie en papier. Grâce à cette acquisition, le groupe va devenir le leader de l’électricité et du gaz, en particulier dans les pays émergents, annonce triomphant Gérard Mestrallet.

Trois ans plus tard, la stratégie est à l’eau. La révolution des énergies renouvelables est passée par là, brisant tous les équilibres énergétiques passés. GDF-Suez ne l’a pas vue venir. Le groupe a dû fermer plusieurs centrales thermiques pour faire face aux surcapacités. Gérard Mestrallet annonce alors qu’il « abandonne le monde ancien » pour se tourner vers le monde nouveau. L’avenir désormais pour GDF-Suez passe par les énergies renouvelables en Europe et les marchés à forte croissance. Il promet de devenir le grand énergéticien du monde, de développer les infrastructures gazières dans le monde.

En 2016, nouveau changement de cap. Le groupe a changé de nom : il s’appelle désormais Engie. Gérard Mestrallet, devenu président, et Isabelle Kocher, directrice générale appelée à lui succéder, tirent un nouveau trait sur le passé. Ils ne croient plus à la mondialisation des marchés de l’énergie, aux grandes structures verticales. Plus question de se battre sur les marchés, de spéculer sur les différences du prix du gaz sur les marchés asiatiques, et notamment au Japon, d’exploiter des centrales à charbon. Le nouvel avenir du groupe est dans la transition énergétique, les énergies renouvelables, les services, les marchés régulés.

Pour accélérer cette transformation, le groupe prévoit de céder 15 milliards d’euros d’actifs, d’investir 22 milliards d’euros et de réaliser 2,8 milliards d’économie – qui viennent s’ajouter aux 5 milliards déjà réalisés entre 2012 et 2015 – sur trois ans. Cette transformation doit être un premier pas vers un groupe du monde futur de l’énergie. L’ambition stratégique est résumée sous la forme d’un sigle : Objectif 3D pour décarbonisation, décentralisation, digitalisation.

À chaque fois, les administrateurs de l’État, qui est actionnaire à hauteur de 29,1 %, entérinent tout, sans semble-t-il s’inquiéter de ces changements incessants. Pourtant ces faux pas, ces revirements, ces erreurs stratégiques ont un coût. Le groupe a été en déficit sur trois des quatre dernières années. En 2013, le groupe a affiché une perte de 9,7 milliards d’euros. Après avoir redressé la situation en 2014 (3,1 milliards d’euros de bénéfice), le groupe replonge en 2015 (5,1 milliards de perte). En 2016, il est à nouveau dans le rouge, affichant une perte de 400 millions. Mais selon la direction d’Engie, ces résultats sont quasiment sans signification : ce ne sont que des pertes comptables, sans effet sur la santé du groupe. L’essentiel, il est vrai, est lié à des dépréciations d’actifs. Mais celles-ci ont atteint des proportions gigantesques : le groupe a déprécié pour 29 milliards d’euros d’actifs en quatre ans, soit plus du quart de ses actifs corporels et des goodwill (survaleurs) inscrits au bilan. Pour parler dans le langage du monde financier, le seul que nombre de dirigeants acceptent, rarement il y a eu une telle destruction de valeur dans un groupe.

Mouvements perpétuels

« Engie n’a pas fait plus mal que ses concurrents européens. Regardez E.ON ou RWE. Ils sont dans une situation aussi difficile. Tous les énergéticiens européens se retrouvent laminés par la montée en puissance des énergies renouvelables », analyse un connaisseur du groupe. Prenant la défense de la direction, il pointe un doigt accusateur vers la Commission européenne. Selon lui, c’est elle la grande responsable des défaillances en série des acteurs historiques de l’énergie sur le marché européen. C’est elle, accuse-t-il, qui a organisé une concurrence effrénée sur les marchés traditionnels de l’énergie, tout en autorisant dans le même temps les subventions massives et les prix fixes pour les énergies renouvelables. « Il n’y a plus aucune rentabilité possible dans un marché aussi faussé. Tous les électriciens et les gaziers ont été pris en étau », conclut-il.

L’Europe de l’énergie a incontestablement tourné au fiasco. Mais est-ce que cela dédouane pour autant la direction d’Engie de toute responsabilité ? En dépit de ses acquisitions multiples de ces dernières années, le groupe réalise un Ebitda inférieur à celui accompli au moment de la fusion (10,7 contre 13,8 milliards au moment de la fusion). La chute des prix du pétrole et du gaz a incontestablement pénalisé le groupe, tout comme la révolution des énergies renouvelables. Mais pas seulement.

Depuis neuf ans, il semble avoir laissé de côté tout repère industriel pour une gestion purement financière. Par certains côtés, Engie ressemble à un hedge fund. Toutes les infrastructures gazières – stockage, distribution – qui faisaient l’unité industrielle de GDF et qui assurent encore une bonne partie du résultat du groupe, ont été filialisées après avoir été délestées de leur trésorerie et de leurs moyens de financement. Les actifs valsent à toute vitesse, selon les modes du moment. Une grande partie des dépréciations réalisées au cours des quatre dernières années sont liées à des sociétés ou des actifs qui avaient été achetés il y a moins de cinq ans. Cette année, celles-ci portent essentiellement sur les productions d’électricité en Europe, y compris des champs éoliens. Certaines installations ont à peine été achetées, souvent au prix fort, qu’elles sont revendues, parfois à prix bradé. D’une année sur l’autre, rien n’est comparable, ce qui permet de masquer des réalités parfois dérangeantes.

Ces mouvements perpétuels, cette recherche incessante de la maximisation des profits à court terme finissent par déboussoler les salariés du groupe. On leur a tenu tous les discours. Et à chaque fois, cela se traduit par des réorganisations (la troisième en quatre ans au siège), des changements de périmètre et de métier, des dysfonctionnements.

« Plus personne ne sait où il habite »

La nouvelle stratégie arrêtée en 2016 crée encore plus de perturbations. Du jour au lendemain, les salariés ont l’impression de perdre tous leurs repères. Ils découvrent les changements, les revirements. Le gaz, qui est pourtant un des fondements de la maison, ne paraît plus être une priorité. Tout ce qui touche au GNL, présenté voilà moins de cinq ans comme l’avenir du groupe, est menacé. Des installations vantées il y a quelque temps encore comme innovantes vont être cédées, comme cette usine de biomasse en Pologne.

Le groupe dit vouloir miser sur l’innovation. Mais après la refonte des services de recherche, aucune ligne directrice n’a été tracée. Le mot d’ordre donné aux salariés a été que chaque service, chaque salarié devait trouver sa place et son rôle, Engie semblant ambitionner de devenir une sorte de pépinière de start-up, d’abriter des « unicorns » (terme désignant dans la finance les start-up valorisées plus d’un milliard de dollars) comme dans la Silicon Valley. « On nous parle de digitalisation, d’Internet, de services innovants. Mais cela ne veut rien dire. Il n’y a rien derrière. Pas de business. Pas de vision », dénonce Hamid Ait Ghezala, coordinateur CFE-CGC dans le groupe.

« Plus personne ne sait où il habite », renchérit un cadre, ancien de GDF. « C’est le bon mot. Plus personne ne sait où il habite dans ce groupe. La désorganisation est totale. La perplexité s’immisce partout. Mener une telle transformation n’est pas facile. Pour la mener à bien, il faut conserver des bases solides. Isabelle Kocher sait où le groupe devrait en être dans vingt ans. Mais elle ne sait pas comment y aller », explique un connaisseur du dossier. Une analyse que le groupe conteste. « La transition est en marche. Le groupe investit considérablement dans la formation pour accompagner les salariés dans les changements », assure un porte-parole du groupe.

Le flottement est encore accentué par la guerre que se livrent au sommet Gérard Mestrallet et Isabelle Kocher depuis plus de deux ans. La succession semblait pourtant appelée à se dérouler sans heurt. En 2014, le conseil d’administration avait entériné le choix du PDG : il allait passer la main début 2016, à 67 ans, à Isabelle Kocher, jusqu’alors directrice financière d’Engie. Mais alors que la passation de pouvoirs approche, Gérard Mestrallet n’est plus d’accord. Il veut jouer les prolongations.

Le PDG d’Engie entreprend alors une intense mais discrète campagne auprès de tous les politiques, comme il en a le secret : Isabelle Kocher n’est pas prête, compte tenu de la difficulté de la situation du groupe et du monde de l’énergie, il vaudrait mieux qu’il conserve encore quelque temps la présidence, explique-t-il en substance.

Mais Isabelle Kocher n’est pas d’accord : elle veut devenir PDG. L’agence des participations de l’État la soutient, au nom du respect des règles. Le conflit qui oppose les deux dirigeants va jusqu’au sommet de l’État, l’Élysée. Il y a ceux qui veulent le respect des règles, ceux qui penchent pour prolonger Mestrallet, ceux qui prônent le renvoi des deux.

Finalement, c’est Ségolène Royal qui impose ses vues. La ministre de l’environnement a beaucoup apprécié le rôle influent du patron d’Engie lors du sommet de la COP21. Il lui a donné accès au monde des entreprises. Cela lui a permis d’arracher la présidence de la COP21 à Laurent Fabius. Un bon tremplin en vue de la présidence du programme des Nations unies pour le développement (PNUD), pour laquelle elle vient de déposer sa candidature.Cela vaut bien un soutien en retour. « Gérard Mestrallet mène une mission sur le prix du carbone dans les entreprises, sur la décarbonisation de l’économie. Il est important qu’il puisse continuer avec la crédibilité d’être à la direction d’une entreprise », explique-t-elle début février 2016. Le choix de l’État est donné. Quelques jours plus tard, le conseil d’administration d’Engie entérine le maintien de Gérard Mestrallet. Les statuts d’Engie sont modifiés. Il devient président non exécutif d’Engie jusqu’en 2018, tandis qu’Isabelle Kocher est nommée directrice générale. « Ce jour-là, l’État a complètement abandonné son pouvoir d’actionnaire. Il s’est fait dicter son choix par Mestrallet. Et depuis, l’État n’est même pas capable de faire un rappel à l’ordre », relève un observateur du monde des affaires.

Guerre au sommet
Car l’arbitrage n’a rien calmé du tout. Les deux dirigeants, devenus ennemis, se livrent une guerre de tous les instants. Chacun cherche à renforcer son pouvoir, à gagner quelques centimètres sur l’autorité de l’autre. Le divorce entre eux est sur la place publique au point qu’Isabelle Kocher ne peut plus éviter la question sur ce sujet. « N’écoutez pas ces rumeurs ! Le soutien du conseil d’administration est explicite et total », répond-elle dans un entretien au Monde, au moment de la présentation des résultats.Dès sa prise de pouvoir, Isabelle Kocher s’est empressée de mettre des hommes à elle aux principaux postes de direction. Mais depuis, l’organigramme ne cesse d’être modifié. « Nous en sommes à la troisième retouche en un an », constate Éric Buttazzoni. Ce qui contribue au flottement généralisé dans le groupe. D’autant qu’à l’occasion de ces remaniements, les anciens de GDF, qui avaient encore la connaissance du groupe, de ses métiers, ont été écartés à la faveur de nouveaux qui n’ont pas toujours les bonnes références. « Avant, c’était la guerre entre les anciens de GDF et ceux venus de Suez. Maintenant, c’est la bataille entre les anciens et les modernes », résume un cadre de direction, qui s’inquiète des pertes de compétence à haut niveau dans le groupe.

Dans le même temps, Gérard Mestrallet, retranché dans ses pouvoirs de président du conseil, discute tout ce qui est de sa compétence, retarde tout ce qui peut l’être, utilise toutes les méthodes d’obstruction. « Quel que soit le dossier, ce ne sont jamais les bonnes conditions, jamais le bon moment », raconte un connaisseur de l’entreprise.

Au début de l’année, selon nos informations, Gérard Mestrallet a tenté de mener un putsch pour remplacer Isabelle Kocher, en prenant prétexte de la chute du cours de l’action et des analyses boursières très sévères. Il a échoué. Mais la tentation est toujours là, semble-t-il. « Il n’a pas renoncé. Il sait que c’est la dernière fenêtre de tir qu’il a pour changer son successeur et prolonger son pouvoir », assure un connaisseur du dossier. D’autres font remarquer que l’assemblée générale d’Engie, qui se tient d’ordinaire en avril, a été repoussée cette année au 3 mai, entre les deux tours de la présidentielle. « En pleine vacance du pouvoir », s’amusent-ils. Aucune nouvelle nomination d’administrateur n’est prévue pour l’instant. Mais l’État peut toujours faire jouer son pouvoir discrétionnaire et imposer en dernière minute un candidat, comme il l’a fait à maintes reprises.

Un porte-parole balaie tout d’un revers de la main. « Encore cette vieille rumeur. En permanence, des personnes colportent de faux bruits. Mais il n’y a pas de sujet entre eux. Gérard Mestrallet a choisi Isabelle Kocher pour lui succéder, il l’a préparée. Elle applique la stratégie qu’il a définie avec elle. Le conseil approuve ses choix à l’unanimité. Et puis, elle a délivré. » Traduction : elle a présenté des résultats qui étaient attendus par les marchés.

La dispute autour de Suez Environnement

Selon nos informations, la directrice générale a cependant dû faire des concessions pour se maintenir. Elle a notamment renoncé à reprendre le contrôle total de Suez Environnement. En décembre, elle avait en effet avancé l’idée de reprendre le contrôle de la société, filiale d’Engie à hauteur de 35 %. Mais Gérard Mestrallet, également président du conseil de Suez, s’est opposé à ce projet de rapprochement, qu’il avait pourtant défendu pendant des années.

Pour contrer le projet, Gérard Mestrallet a avancé une autre idée, selon nos informations : créer un géant mondial – encore un – de l’eau et de tous les métiers de l’environnement, en organisant la fusion entre Veolia et Suez, les deux leaders français. Pour régler les problèmes de concurrence en particulier sur le marché de l’eau en France – les deux groupes détiennent conjointement 80 % du marché français –, les banquiers avaient imaginé de créer une société nouvelle qui aurait repris une partie des contrats de concessions. Le projet a été vendu à l’Élysée. Selon nos informations, le pouvoir n’aurait pas fait d’objections majeures mais aurait posé une condition : que la société nouvelle qui reprendrait les concessions françaises de Veolia et Suez soit placée sous contrôle français. Il n’a pas été trouvé de repreneur français, selon nos informations.

Le projet est-il définitivement enterré ? Veolia est-il aussi partant que cela ? Mystère. En attendant, Gérard Mestallet a dû renoncer à son projet mais a forcé Isabelle Kocher à abandonner le sien. Il a apporté tout son soutien à l’opération concoctée par Jean-Louis Chaussade, directeur général de Suez Environnement et qui entend bien le rester. Le groupe s’est porté acquéreur de GE Water, filiale du conglomérat américain GE, pour 3,2 milliards d’euros.

Officiellement, cette acquisition doit permettre à Suez de développer ses activités sur les marchés industriels. Certains observateurs doutent que ce rachat soit nécessaire pour le développement de Suez Environnement. En revanche, le point sur lequel tout le monde s’accorde est que l’acquisition est hors de prix. D’autant que tout va être payé en numéraire. Pour réaliser cette opération, Suez Environnement a demandé à la Caisse des dépôts du Québec de s’impliquer à ses côtés. Mais le groupe aura besoin de lancer une levée de dettes et une augmentation de capital de 750 millions d’euros. « Cette opération est en fait une pilule empoisonnée pour Suez Environnement. Compte tenu du prix, de la dilution du capital, elle rend quasiment impossible toute prise de contrôle du groupe par Engie. Isabelle Kocher a voté pour. Mais c’était peut-être le prix à payer pour garder le pouvoir », explique une personne très introduite dans les milieux d’affaires.

En renonçant à son opération de contrôle, Isabelle Kocher voit s’envoler ses espoirs de pouvoir afficher un bilan sûr, tout en menant la transition d’Engie. Un rapprochement avec Suez Environnement avait le mérite, à ses yeux, d’offrir au groupe des revenus stables et surtout de masquer l’amaigrissement en cours. Car à la suite des 15 milliards de cessions prévues, le groupe va considérablement se rétrécir : il devrait perdre autour de 20 à 25 % de son Ebitda. La seule cession de la branche exploration-production représente 11 % de l’Ebitda du groupe. L’essentiel de ses profits dépendra encore plus qu’avant des positions historiques de GDF, notamment grâce au monopole des infrastructures de stockage et de distribution. Des positions dont le groupe use et abuse : l’Autorité de la concurrence vient de le condamner à une amende de 100 millions d’euros pour avoir démarché abusivement ses clients historiques.

L’État actionnaire aux abonnés absents

Sans acquisition nouvelle, Engie risque de peser moins que GDF tout seul. Pourtant, quel “Monopoly” financier aura mené Gérard Mestrallet depuis qu’il a pris la présidence de Suez en 1995 ! À la tête de la Financière Suez, considérée à l’époque comme un des coffres-forts du capitalisme français, il avait aussi le contrôle de la Générale de Belgique, estimée à l’époque comme pesant le tiers du PIB belge. Il s’est adjoint par la suite la Lyonnaise des eaux, qui possédait alors Dumez, le numéro deux du BTP français, puis Electrabel, présenté comme l’EDF belge. En 2008, au terme de manœuvres politiques, il est parvenu à obtenir la privatisation de GDF et à s’en emparer, avant de faire une OPA sur International Power, sans parler de toutes les acquisitions annexes. Au bas mot, Suez a jonglé avec 200 et 300 milliards d’euros d’actifs en vingt ans pour aboutir à la construction d’un groupe qui ne sait même plus comment il doit écrire son avenir.

Évolution du cours d'Engie de 2009 à 2017 : une chute de 66 % © BoursoramaÉvolution du cours d’Engie de 2009 à 2017 : une chute de 66 % © Boursorama

Face à ce qui s’apparente à un gâchis, l’État actionnaire ne dit rien. La valeur patrimoniale de sa participation a pourtant baissé de 66 % depuis la fusion avec GDF : le cours est passé de 40 euros à 13,25 euros aujourd’hui. Faut-il en déduire que le versement de dividendes, qui vont alimenter le budget public, suffit à lui tenir lieu de politique ? Il est vrai qu’en la matière, Engie s’est montré particulièrement généreux. Depuis la fusion avec GDF, il a versé entre 90 % et 100 % de ses résultats à ses actionnaires. Même en perte, il continue à verser des dividendes généreux, quitte à puiser dans ses réserves et se décapitaliser pour honorer ses engagements. En 2015, alors qu’il a affiché une perte de 5,1 milliards, il a malgré tout accordé 2,9 milliards d’euros à ses actionnaires, soit plus de la moitié de son résultat opérationnel courant. Ce qui l’a obligé à diminuer d’autant ses capitaux propres. Il prévoit de faire de même cette année.Dans son communiqué présentant ses résultats de 2016, le groupe annonce : « Confirmation au titre des résultats 2017 et 2018 d’un dividende de 0,70 euro par action et par an en numéraire. »« Quelle entreprise annonce son dividende de l’année prochaine, avant même de savoir les résultats qu’elle va obtenir sur l’année ? », s’indigne Hamid Ait Ghezala.

Bonne question, mais qui ne semble amener aucune réponse de l’État. Ses représentants au conseil d’Engie ne semblent remarquer ni les flottements stratégiques, ni les pertes, ni la décapitalisation du groupe. Pas plus qu’ils ne semblent préoccupés par la querelle au sommet qui aurait dû être depuis longtemps tranchée d’une façon ou d’une autre. Pas plus qu’ils ne paraissent s’alarmer de la désorganisation dans le groupe. Tout cela est pourtant le signal avant-coureur de difficultés, comme en a connu auparavant Areva, par exemple.

« Dans le cas d’actionnariat public minoritaire d’entreprises industrielles, l’influence de l’État sur leur stratégie dépend d’un ensemble de facteurs, comme l’environnement concurrentiel, la présence d’autres actionnaires, l’existence d’autres outils d’intervention publique ou sa représentation dans les instances de gouvernance. Cependant, même lorsqu’il est en position d’actionnaire de référence,il peine à peser effectivement sur la stratégie des entreprises », écrit en guise d’excuse la Cour des comptes dans un rapport sur l’État actionnaire. Tout a été mis en place depuis deux décennies, il est vrai, pour délégitimer la parole publique, même quand il s’agit d’intérêts stratégiques.

Quand certains administrateurs représentant l’État essaient de se faire entendre, ils sont vite rappelés à l’ordre. Ainsi, deux représentants successifs de l’agence des participations ont été rapidement exclus du conseil d’administration pour avoir osé contester les rémunérations de Gérard Mestrallet. En moyenne, entre le salaire fixe, le salaire variable, plus les actions de performance, ce dernier a touché entre 3 et 4 millions d’euros par an. Depuis sa nomination en mai 2016 comme président du conseil d’Engie, il ne reçoit aucun salaire. Entre 2004 et 2016, en incluant ses salaires, ses stock-options, ses actions gratuites, il a perçu plus de 50 millions d’euros. Le prix de ses performances, sans nul doute.

https://www.mediapart.fr/journal/economie/300317/le-groupe-engie-se-perd-dans-la-transition-energetique?onglet=full

 

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