Le charbon et le pétrole ont-ils façonné nos systèmes politiques ? C’est la thèse de certains historiens. Aujourd’hui quelles énergies pour quelle démocratie ? Par Weronika Télérama N° 3322 11/09/2013
Dites pétrole, et chacun pense essence, fioul, gazole, GPL. Et puis plastiques, lessives, engrais, tee-shirts en polyester.., bref, vie moderne. Si vous avez la fibre écolo, vous penserez aussi à une ressource venue de la nuit des temps, fossile, de plus en plus limitée, imposant une «transition énergétique». Mais interrogez Timothy Mitchell, et c’est une toute autre histoire. Cet historien-anthropologue-politologue, spécialiste du Moyen-Orient à l’université Columbia, à New York, voit en l’or noir un acteur clé de nos régimes sociopolitiques. Sa méthode? Rapprocher géologie et science politique. Carbon Democracy, son dernier ouvrage, est une ébouriffante histoire physico-chimique de la démocratie contemporaine.
Pour l’historien Julien Vincent, qui a préfacé son livre précédent, Petrocratia, il y aurait du Montesquieu chez notre chercheur: quand le philosophe français invitait à prendre en compte les facteurs climatiques pour mieux comprendre les régimes politiques, Timothy Mitchell, lui, réintroduit le monde physique dans l’histoire politique et remet de la nature dans un champ académique qui l’avait oubliée.
Voilà des décennies que les spécialistes du fait démocratique se concentrent exclusivement sur les fondements abstraits de la démocratie représentative. Selon eux, la démocratie est d’abord affaire d’histoire des idées, d’évolution des institutions et des pratiques démocratiques, d’hommes — et, accessoirement, de femmes… De nature il n’est pas, ou peu, question. Trop trivial ! Au mieux, les énergies apparaissent en toile de fond : charbon, gaz, pétrole sont vus comme des ressources ayant contribué à l’essor de la puissance des démocraties modernes. Point barre. Timothy Mitchell estime, lui, qu’un régime politique n’est pas d’essence purement politique, ni abstraite. Il vit et dépend d’un environnement physique, en grande partie défini par ses ressources énergétiques. D’où l’intérêt d’étudier les interactions entre nature et culture, de relier des acteurs humains et non humains que l’on imagine trop souvent séparés. Mitchell est un pur produit de ces nouvelles » Sciences humaines qui s’intéressent aux soubassements matériels de la politique moderne sur les traces du sociologue français Bruno Latour ou de l’Ainericain Lewis Mumford (I895-1990), l’un des initiateurs de l’histoire écologique de la civilisation occidentale moderne, du « capitalisme carbonifère». Nous sommes entrés dans ce nouvel âge géologique que le Nobel PaulCuit zen a baptisé « anthropocène » – l’homme est devenu la force géophysique qui modifie le plus la planète. Ce choc a engendré une nouvelle génération d’historiens « environnementaux » (Jean-Baptiste Fressoz, Chris-tophe Bonneuil, Sezin Topçu, Gabrielle Hecht, Jean-François Mouhot…), foisonnante et iconoclaste.
Prenons donc la démocratie de masse. Son essor est souvent attribué à l’apparition de nouvelles formes de conscience politique et d’idées. Mais si c’était, aussi, une histoire de charbon? Principal carburant des sociétés industrielles à la fin du xixe siècle, il est produit sur des territoires restreints par une petite partie de la population, avant d’être distribué au plus grand nombre.
Apparaît un système énergétique dont la puissance est décuplée par les interactions entre charbon, technologie de la vapeur, fer et acier. D’énormes volumes d’énergie se mettent à circuler «par des canaux étroits», avec des travailleurs concentrés aux points de départ, de jonction et aux terminus de ces canaux. Pour la première fois dans l’histoire, un groupe d’hommes – mineurs, mécaniciens, chauffeurs… – détient un pouvoir inégalé pour perturber, bloquer cette fantastique machine énergétique qui relie les mines à chaque usine, chaque bureau, chaque foyer, chaque moyen de transport. « Ce qui manquait auparavant, ce n’est pas la conscience politique ni un répertoire de revendications, mais un moyen effectif de contraindre les puissants à écouter ces demandes», résume Timothy Mitchell. Dans les années 1880, les grèves des mineurs américains sont trois fois plus nombreuses que chez les autres ouvriers.
Fort de ce nouveau pouvoir, le mouvement ouvrier peaufine ses tactique – grève du zèle, grève générale, sabotage… , avec les résultats que l’on connaît, obtenus depuis les années 1880 jusqu’à l’entre-deux-guerres: apparition des syndicats et des partis de masse, essor des législations du travail et des programmes d’assurances sociales, extension du suffrage universel.. D’où une démocratie du charbon plus « ouverte», qui fut capable de diminuer radicalement les mauvaises conditions de vie et de travail dans les sociétés industrielles et de promouvoir de nouvelles formes de pouvoirs collectifs. Puis vient le pétrole. Autre énergie, autre type de démocratie. Fluide et – relativement – léger, le pétrole ne place pas au cœur de son exploitation le travailleur.., mais les oléoducs, inventés «pour diminuer les possibilités d’interruption humaine du flux d’énergie», en Pennsylvanie, dans les années 1860. Ce ne sont plus les ouvriers, mais les financiers les managers et les ingénieurs qui deviennent essentiels à son contrôle. Le transport de l’or noir, souvent maritime, ne nécessite ni chauffeurs, ni porteurs de charbon ; son approvisionnement est global et se fait «en dehors des espaces territoriaux régis par les législations du travail et par les autres droits démocratiques obtenus par les luttes à l’âge des grandes grèves du charbon et du rail», rappelle Mitchell. En témoigne l’histoire de la production pétrolière dans les pays du Moyen-Orient, faite à grands coups de mitraillettes et de blindés, de coups d’Etat montés par la CIA et d’écrasements de grèves par les compagnies pétrolières. En devenant dépendante du pétrole, la démocratie s’affaiblit et devient de moins en moins égalitaire. Outil majeur de cette transformation en Europe: le plan Marshall, élaboré par les Américains pour aider les Européens à se relever de la Seconde Guerre mondiale, et qui servit à fournir du pétrole aux Européens pendant dix ans et à financer les raffineries, la construction de routes, l’essor de l’industrie automobile.. Bref, à embarquer le monde dans un mode de vie riche en pétrole, afin d’augmenter la demande et de faire taire les revendications sociales.
Pour Timothy Mitchell, le plan Marshall fut surtout conçu pour «affaiblir de façon durable les mineurs du charbon » et rendre le système énergétique européen de plus en plus dépendant du pétrole : 10% de la consommation d’énergie en 1948, un tiers dix ans plus tard. Si charbon et pétrole ont contribué à transformer les rapports sociaux, ils ont aussi permis de construire un nouvel imaginaire capitaliste ! Avec un nouvel ordre financier, construit sur un dollar adossé au pétrole ; mais aussi une « économie » sous influence d’une énergie abondante et bon marché – qui promeut un modèle de croissance illimitée. C’est tout l’intérêt de cette plongée vertigineuse dans la modernité et la démocratie de masse, pistée via le carbone – si abondant dans le charbon, le pétrole ou le gaz-, que de nous faire comprendre pourquoi et comment aujourd’hui, alors même que cette offre illimitée de pétrole semble arriver à sa fin, nous restons accrochés à ce modèle. Manquent, pour parfaire le tableau, le gaz, peu évoqué par Mitchell, alors que la ruée vers le gaz de schiste se poursuit, et un autre acteur majeur de la modernité, l’atome, qui donne le rôle principal au contrôle étatique et ultra vertical et met tout en œuvre pour affaiblir la société civile, la démocratie et la capacité subversive de la critique, comme le raconte bien l’historienne Sezin Topçu dans La France nucléaire.
D’où cette autre question capitale, à l’heure d’une nouvelle transition : quelles énergies et quels régimes politiques pour demain ?
À LIRE
Carbon Democracy, de Timothy Mitchell, éd. La Découverte, 280 p., 24,50€.
La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, de Sezin Topçu, éd. du Seuil, 304 p., 21€ (à paraître le 12 septembre 2013).
Une autre histoire des Trente Glorieuses, sous la direction de Christophe Bonneuil, Céline Pessis, Sezin Topçu, éd. La Découverte, 312 p., 24€.
Des esclaves énergétiques, de Jean-François Mou hot, éd. Champ Vallon, 2011, 160 p., 17,30€.