Jean-Pierre Cot: La politique atomique de la France porte atteinte à son autorité dans le monde

Un article de Jean-Pierre Cot, écrit en  avril 1963 et à relire en lien avec l’actualité  en écho à la visite de F Hollande à L’ile Longue le 30 janvier et en écho à la prise de position de Michel Rocard ce 20 juin 2012.

Source : Le monde diplomatique, 23 sept 2011

Malgré les conseils de ses alliés, les avertissements de l’Union soviétique, la réprobation du « tiers monde » et les réticences de sa majorité, le gouvernement français poursuit la construction d’une « force nationale de dissuasion fondée sur la bombe atomique ». Cette attitude a provoqué dans l’opinion publique internationale des réactions qui vont de la surprise à l’inquiétude : on nous croyait moins repliés sur nous-mêmes, plus soucieux du maintien des solidarités internationales. Ces réactions réduisent incontestablement notre influence et notre autorité dans le monde.

Pour apprécier leur importance, examinons les principaux reproches qui nous sont adressés, et d’abord ceux qui viennent de nos partenaires de l’O.T.A.N. et de l’U.E.O.

On peut bien sûr regretter qu’en 1948, en signant le traité de l’Atlantique nord, et en 1954, en signant les accords de Paris, nous nous soyons engagés, puis enfoncés dans un système d’alliances militaires qui contribue à maintenir la division du monde en deux blocs. Mais le fait est que nous avons choisi ce système ; nous sommes liés par nos signatures, et le gouvernement actuel, pas plus que ses prédécesseurs, ne songe à revenir là-dessus : c’est dans le cadre de l’O.T.A.N. et de l’U.E.O. que s’inscrit et s’apprécie tout notre effort de défense.

Or nos partenaires estiment que notre politique de force nationale de dissuasion est contraire aux engagements que nous avons pris envers eux.

La contradiction, il est vrai, n’existe pas avec les textes des traités : rien, dans ces textes, ne nous interdit de dépenser notre argent à construire des joujoux atomiques. Mais elle résulte de l’esprit de ces textes et de leur mise en application.

« Se lancer dans la recherche de l’arme atomique, quand on appartient à une alliance dont le membre le plus important dispose de cette arme, disait M. Paul Reynaud à l’Assemblée nationale, le 18 octobre 1960, c’est implicitement l’accuser ou le soupçonner d’abandonner ses alliés. » C’est au moins introduire un élément de méfiance dans le fonctionnement de l’alliance, et c’est risquer de fortifier, chez « le membre le plus important », la tendance isolationniste. Est-ce là ce que nous voulons ?

Il y a plus : consacrer d’énormes moyens à la construction de la force nationale atomique, c’est au moins retarder la modernisation des forces conventionnelles que nous avons promis de mettre à la disposition de l’O.T.A.N. C’est laisser la première place, dans le dispositif de l’O.T.A.N., à la République fédérale d’Allemagne. N’est-ce pas dangereux et fâcheux pour la France ? Est-ce là ce que nous souhaitons ?

Mais passons aux reproches qui viennent non seulement de nos adversaires mais d’autres horizons. Ce n’est plus ici au nom des intérêts occidentaux qu’on nous critique, mais au nom de la solidarité qui lie tous les peuples du monde, ce qui est bien plus important.

On considère que nous allons, par notre initiative, favoriser une « dissémination »redoutable de l’arme atomique.

Aujourd’hui trois pays possèdent cette arme. Tous trois ont à leur tête des gouvernements sérieux, responsables, bien informés du risque de destruction au moins partielle qu’une guerre thermo-nucléaire ferait courir non seulement à leur pays, mais à beaucoup d’autres. Dans ces conditions, un optimisme relatif paraît à certains justifié, et le plus grand danger, dans l’immédiat, semble celui d’une guerre atomique déclenchée par erreur ou par accident. La dissémination de l’arme atomique modifierait ces perspectives et créerait des changements non seulement quantitatifs mais « qualitatifs dans les conditions actuelles.

D’abord parce que parmi ceux qui pourraient alors appuyer sur le bouton de la guerre atomique se trouveraient, en plus des sages, des hommes politiques et des militaires qui le seraient moins — voire des aventuriers ; ensuite parce que demain le sous-marin atomique constituera l’arme du « crime parfait » international, celui qui n’est pas signé, dont on ne peut ni repérer ni identifier les auteurs, et qui par là même rend possibles les plus affreuses tentations ; enfin parce que toute dissémination de l’arme atomique réduirait les chances déjà faibles d’un accord international sur l’arrêt des expériences d’armes atomiques et thermo-nucléaires — les déclarations du général de Gaulle à sa dernière conférence de presse sont, à cet égard, tristement significatives — et plus encore les chances d’un accord sur l’interdiction de fabriquer et d’employer ces armes.

Or pour justifier sa politique le gouvernement français utilise des arguments qui, s’ils sont valables pour notre pays, le sont aussi pour beaucoup d’autres. On dit et on répète que ceux qui n’auront pas demain d’armement atomique seront réduits au rôle de pays satellites. Quelle imprudence ! Demain, au nom de la Gleichberechtigung et du rôle que nous lui abandonnons dans la « défense » de l’Europe occidentale, la République fédérale allemande demandera qu’on l’autorise à avoir, puis à fabriquer des armes atomiques. De même, nous donnons à la République populaire de Chine au moins un prétexte pour se lancer, elle aussi, dans la construction d’une force de frappe atomique. Bientôt d’autres suivront, et nous aurons ainsi contribué à conduire le monde au bord de la catastrophe. Sans doute dirons-nous que nous n’avons pas été les premiers à donner le mauvais exemple et que nous faisons aujourd’hui ce que le Royaume-Uni a fait hier. C’est oublier plusieurs choses : d’abord que la faute ou l’erreur d’autrui n’est jamais une excuse valable, surtout quand il s’agit de questions capitales, non pour un pays, fût-ce le nôtre, mais pour toute l’humanité ; ensuite que le progrès technique et, partant, les dangers de la dissémination atomique ont marché à pas de géant depuis la décision britannique, que notre décision est prise dans d’autres conditions et que notre responsabilité devant l’histoire risque d’être tenue pour la plus grande.

Enfin d’autres reproches nous sont faits qui mettent en cause et notre intelligence et notre jugement.

On observe que la décision française de construire une force atomique de dissuasion est un signe de plus d’une orientation générale qui étonne autant qu’elle choque. Ce n’est que la partie d’un tout. Elle vient après les remarques désobligeantes sur l’O.N.U. — ce « machin » dont on semble ignorer qu’il fait partie de la réalité internationale contemporaine et dont on ne dit pas par quoi il devrait être remplacé. Elle vient après le refus dédaigneux de participer à la conférence des Dix-Huit, à Genève, et cette indifférence à l’égard d’un effort pour permettre au monde de sortir de l’impasse a été partout sévèrement jugé. Après aussi les fameuses déclarations sur la Grande-Bretagne et le Marché commun… Dans ce mélange de « maurrassisme » et de « machiavélisme », on ne reconnaît plus notre pays, on se demande où nous allons.

On met aussi en question notre jugement, c’est-à-dire notre faculté d’apprécier les réalités et les proportions. Personne hors de nos frontières ne croit que nous pourrons construire une force de frappe capable d’inspirer à l’adversaire éventuel une crainte de représailles assez grande pour écarter de nous l’orage. Ce que nous aurons, dans quelques années, c’est quelque cinquante bombes atomiques dont la puissance se calcule en dizaine de milliers de tonnes d’explosif, alors que l’on fabrique ailleurs des bombes thermonucléaires dont la puissance est appréciée en dizaine de millions de tonnes et cela transporté par des bombardiers d’un type que partout déjà on a condamné pour les remplacer par des fusées et des engins sans équipage ; à qui ferons-nous peur avec notre sabre de bois et nos foudres rouillés ? Quel chef d’Etat ou de gouvernement serait assez fou pour menacer de représailles un adversaire éventuel qui pourrait, en réponse, et d’un revers de main, rayer notre pays de la carte du monde ?

D’autre part les crédits annoncés au Parlement français ont paru à tous les experts étrangers… disons fantaisistes.

Le gouvernement français a prévu, dans le programme de cinq ans qu’il a fait adopter par le Parlement en octobre 1960, la construction d’un sous-marin atomique équipé de fusées du type Polaris.

Les crédits nécessaires pour ce sous-marin sont inclus dans un crédit global de 325 millions destiné à permettre la construction de trois sous-marins dont un atomique. Il est vrai que la construction de ce sous-marin s’étendra sur un délai supérieur à cinq ans ; le gouvernement a sans doute pensé qu’il demanderait — bien qu’il n’en ait rien dit au Parlement — un crédit supplémentaire pour achever notre sous-marin atomique. Au mieux — pour lui — on peut estimer que dans les prévisions du gouvernement les frais de construction d’un sous-marin atomique sont de 300 à 350 millions.

Or les Américains, eux, construiront non pas un mais soixante-quinze sous-marins atomiques, c’est-à-dire qu’ils se trouveront dans de meilleures conditions. Ils comptent que chaque sous-marin, produit en série, reviendra au moins à 600 millions de francs, chiffre récemment indiqué par M. McNamara. Les chiffres inscrits dans les cahiers de crédits étant très supérieurs.

A qui fera-t-on croire que nous sommes capables de construire en France un sous-marin atomique en un seul exemplaire pour un prix très inférieur à celui qui est envisagé aux Etats-Unis pour une fabrication portant sur soixante-quinze exemplaires ? Certainement pas aux experts des questions de désarmement, ni aux ingénieurs du génie maritime, ni aux spécialistes des constructions navales.

Ne nous étonnons pas, dans ces conditions, que notre politique de dissuasion soit critiquée et sévèrement appréciée. Si nous voulons rétablir, auprès du « machin » de nos alliés, des pays de l’Est et du « tiers monde », notre autorité, il serait temps que nous pensions à ce qu’on appelait jadis, en Angleterre, « l’importance d’être sérieux ».

Jean-Pierre Cot

Ancien ministre délégué, chargé de la coopération et du développement (de 1981 à 1982) ; ancien parlementaire européen (1984-1999).

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