Aéroport Notre Dame des Landes, EPR de Flamanville… À l’heure de la crise, des sommes fabuleuses sont investies dans des projets jugés par certains inutiles et polluants. Tour d’horizon avec l’économiste Jean Gadrey de ce qu’il appelle une déraison française. Olivier Nouaillas La Vie 12/04/2013
Alors que la commission de dialogue sur l’aéroport ND des Landes a demandé des « aménagements » dans son rapport, mardi 9 avril, les opposants au projet préparent la manifestation « Sème ta Zad » prévue le samedi 13 avril pour réclamer l’arrêt total de la construction de l’aéroport de ND des Landes.
Au-delà de Notre-Dame-des-Landes, de nombreux autres grands projets comme l’EPR de Flamanville, la liaison grande vitesse entre Lyon et Turin ou encore la construction de stades de football pour l’Euro 2016 sont de plus en plus contestés par les populations locales. Comme pourrait l’être le projet de construction du canal Seine-Nord Europe.
Inutiles, polluants et coûteux : tels sont, en effet, les trois reproches majeurs faits à ces grands travaux, souvent pharaoniques. Surtout en ces temps d’austérité pour les dépenses publiques.
Cette critique argumentée du culte de la croissance à tout prix, est notamment portée par l’économiste Jean Gadrey. Dans un entretien décapant, il dessine aussi les contours d’un modèle de société à la fois plus sobre et durable.
Dans une tribune publiée dans Libération, fin décembre 2012, et signée par de nombreux économistes, vous écriviez que la résistance à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes n’est pas un « kyste », comme le disait Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, mais au contraire « le symbole d’une crise de civilisation ». Que voulez-vous dire par là ?
Ce terme, emprunté à Edgar Morin, signifie tout simplement que nous assistons à la fin d’un vieux monde. Celui qui a connu son apogée en France à l’époque des Trente Glorieuses ou aux États-Unis au moment du fordisme. Une période où les gains de productivité étaient très importants, avec une forte croissance matérielle et une hausse continue du niveau de vie. Le tout s’étant effectué sans grand souci des dommages collatéraux, notamment écologiques. Il est vrai aussi qu’à cette époque, la croissance s’accompagnait d’un certain nombre de progrès sociaux : éducation, santé et même réduction des inégalités.
Ce monde a commencé à basculer à partir des années 1980, sous les coups de boutoir de la révolution conservatrice américaine et anglo-saxonne mise en œuvre à la fois par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Révolution conservatrice qui a consisté à remettre en cause le modèle keynésien, qui se caractérisait par une présence de l’État dans l’économie comme investisseur et garant du progrès social. Avec l’avènement du capitalisme financier, les actionnaires ont remplacé les managers et les industriels, et les inégalités ont recommencé à augmenter. Et, au bout de 30 ans de ce système néolibéral, nous connaissons une conjugaison de crises : financière, économique, sociale, climatique et même démocratique…
Mais en quoi ce projet d’aéroport est-il le symbole de cette crise de civilisation ?
Ce n’est pas le seul symbole de ce type dans le monde. Il y a des résistances semblables, notamment au Brésil, contre des projets de très grands barrages. Au Mexique aussi, la population s’est opposée victorieusement à un projet d’aéroport surdimensionné. Mais il est vrai que le projet de Notre-Dame-des-Landes est une sorte de précipité des différentes crises : énergétique (on va, contrairement à ce qu’affirment ses promoteurs, vers une hausse exponentielle du coût de l’énergie), climatique (le transport aérien est, au kilomètre/passager, de très loin l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre), alimentaire (avec l’artificialisation d’un millier d’hectares de terres agricoles, dont 96 % de terres humides, au détriment d’un maraîchage de proximité qui pourrait contribuer à nourrir une grande agglomération comme Nantes), des dettes publiques (avec un endettement à haut risque des collectivités locales qui soutiennent ce projet). Et tout cela pour une utilité sociale contestable : je rappelle que dans un pays développé comme la France, le transport aérien ne concerne que 20 à 25 % de la population. Cela reste donc un mode de transport inégalitaire. En apparence, cela ressemble à un problème local mais, de fait, ce projet a une dimension nationale et internationale. Il est une parfaite illustration de cette crise de civilisation.
Les principaux arguments des partisans de l’aéroport sont d’ordre économique : on parle d’abord d’aménagement et de développement du territoire – en l’occurrence du Grand Ouest –, de créations d’emplois…
Nous vivons dans une société dominée par l’économique, par le culte de cette croissance, par une conception du développement des territoires d’abord fondé sur leur attractivité et leur mise en concurrence. Pourquoi le développement d’une région devrait-il passer, de façon prioritaire, par la construction d’un nouvel aéroport ? Sachant, d’abord, qu’il y en a déjà un à Nantes. Sachant, ensuite, qu’il y a d’autres modes de transport, comme le train. Sachant, enfin, que le bien vivre humain ne se réduit pas à l’attractivité économique. On fait comme si la finalité du développement d’un territoire résidait dans les moyens matériels qui sont mis à sa disposition. La bonne question, c’est de savoir quelles sont les richesses humaines, sociales et écologiques que nous visons en priorité, l’économie n’étant qu’un moyen pour y parvenir. Si on se met à penser le développement du Grand Ouest ou de la métropole nantaise en terme de bien vivre de ses habitants dans un monde durable, on aura une évaluation différente de ce projet.
>> Retrouvez la suite de l’interview dans le numéro de La Vie du 4 avril 2013, n°3527,