«EDF asphyxié par le nucléaire» : Greenpeace a bien choisi son moment pour envoyer un nouveau Scud à son meilleur ennemi. L’ONG environnementale publie ce jeudi une étude alarmante sur ce qu’elle estime être la réalité des comptes financiers de l’exploitant des 19 centrales nucléaires françaises. Selon cet audit effectué par le cabinet d’analyse financière AlphaValue à la demande de Greenpeace, l’électricien surévalue considérablement ses centrales et sous-évalue «drastiquement» le coût des provisions nécessaires au démantèlement de ses installations nucléaires et à la gestion des déchets, alors qu’il doit faire face à un mur d’investissement d’ici 2025. Bilan des courses, il manquerait entre 50 et 60 milliards d’euros dans les caisses d’EDF ! Et le groupe serait «en faillite» s’il devait en tirer les conséquences en ajustant son bilan à cette réalité comptable supposée: «Si EDF provisionnait les coûts réels de ces dépenses liées au démantèlement et à la gestion des déchets, sa faillite serait déjà déclarée. Ce n’est pourtant pas qu’une histoire de chiffres ou de comptabilité : EDF doit, dès aujourd’hui, mettre 50 milliards de côté. L’entreprise en est tout simplement incapable !» mitraille Florence de Bonnafos, chargée de campagne énergie et finances chez Greenpeace.

L’étude d’AlphaValue estime notamment qu’EDF va devoir investir au total plus de 165 milliards d’euros d’ici 2025, soit plus de 15 milliards par an…«Une somme astronomique sur laquelle EDF se garde bien de communiquer !» pointe Florence de Bonnafos. Car selon le cabinet missionné par Greenpeace, le groupe n’a pas assez provisionné d’argent pour faire face à ses engagements, notamment en matière de démantèlement. Surtout s’il faut fermer et commencer à déconstruire 17 réacteurs en fin de vie pour respecter les objectifs de la loi sur la transition énergétique qui entend limiter à 50% la part du nucléaire dans la production électrique: «Le sous-provisionnement global est évalué entre 57,3 et 63,4 milliards d’euros en 2025»… soit bien plus que les fonds propres actuels d’EDF qui sont proches de 25 milliards, s’alarme l’ONG. Pour Greenpeace, qui apporte de l’eau à son moulin antinucléaire, «il est évident que la stratégie industrielle de prolongation des réacteurs coûte plus cher que de les fermer».

EDF droit dans ses bottes nucléaires

Mais de son côté, EDF n’entre évidemment pas dans ce scénario de fermeture tant que l’Etat actionnaire à 84 % ne l’y oblige pas. L’entreprise a ainsi évalué ses besoins d’investissements entre 12,5 et 13,5  milliards d’euros par an au cours des trois prochaines années. C’est tout pour le moment… Un pari sur le fait que la loi sur la transition énergétique n’est pas prêt de dépasser le stade des «objectifs», surtout si la droite revient au pouvoir. Quand on sait que la seule centrale de Fessenheim ne fermera sans doute pas avant 2018, contrairement à ce qu’avait promis François Hollande, la direction d’EDF aurait tort de se priver…

L’entreprise n’a donc provisionné que 30 milliards d’euros (26,2 milliards pour la déconstruction de ses centrales nucléaires et 4,2 milliards pour les «derniers cœurs» de réacteurs) en pariant sur la prolongation de quarante à cinquante voire soixante ans de la durée de vie de 34 de ses réacteurs qui nécessitera un feu vert de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Or ce feu vert est loin d’être acquis, surtout au vu des contrôles actuellement menés par le gendarme du nucléaire: «Sous réserve d’une vérification réacteur par réacteur, nous considérons comme acquis le principe d’une prolongation de l’exploitation jusqu’à quarante ans, mais non jusqu’à cinquante ou soixante ans. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une simple réserve d’examen. D’importants obstacles techniques doivent encore être levés», a ainsi prévenu le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet, lors d’une audition à l’Assemblée nationale dès février 2014. Mais droit dans ses bottes, EDF répond que les fourchettes provisionnées dans ses comptes «ont été confirmées par l’audit de la DGEC [instance dépendant du ministère de l’Energie,ndlr] en 2014 et 2015».

Centrales surévaluées ?
 Pour ne rien arranger, selon AlphaValue, EDF aurait surévalué la valeur de ses centrales électriques (à 8,9 milliards d’euros pour le hors nucléaire et 24,6 milliards pour le nucléaire), par rapport à ses principaux concurrents comme Engie ou les allemands E.ON et RWE qui ont déprécié leurs actifs pour tenir compte de la chute durable des prix de l’électricité en Europe. EDF devrait «envisager une dépréciation de ses actifs nucléaires et thermiques»  dans ses comptes car «la valorisation des actifs d’EDF est nettement supérieure à celle donnée par ses pairs », estime l’étude commandée par Greenpeace. Autrement dit, il faudrait revoir à la baisse  la valeur de son parc de centrales nucléaires et de ses centrales conventionnelles fonctionnant au charbon, au gaz ou au fioul. Des comparaisons qui «doivent être analysées avec prudence car il y a des paramètres différents entre les pays qui expliquent les différences», a réagi EDF, évoquant le périmètre considéré ou l’effet de standardisation en France du fait d’un parc de 58 réacteurs bien plus important. L’électricien rétorque aussi que tout a été fait «conformément aux normes comptables en vigueur» et que ses différents audits financiers «n’ont pas fait apparaître de risques de dépréciation». Bref, circulez il n’y a rien à voir.

L’étude intervient au lendemain des déclarations rassurantes de l’électricien sur l’avancement du chantier de l’EPR de Flamanville qui serait «désormais sur les rails» pour une mise en service fin 2018 après six ans d’avanies et au moment où près d’un tiers des réacteurs d’EDF sont à l’arrêt pour maintenance et contrôles de l’ASN. Ce tacle de Greenpeace vient du coup parasiter la com «méthode Coué» du groupe présidé par Jean-Bernard Lévy. Mais il ne constitue pas une vraie surprise. Les marchés financiers n’ont pas attendu l’ONG antinucléaire pour grimacer devant la trajectoire financière d’EDF: à moins de 10 euros, l’action a perdu plus de 60% de sa valeur en trois ans. Et le mega-contrat décroché par l’électricien français pour la construction de deux réacteurs EPR à Hinkley Point, outre-Manche, n’a pas dissipé l’inquiétude, bien au contraire: comment EDF va-t-il pouvoir à la fois injecter plus de 15 milliards dans ce projet stratégique d’ici 2025 et racheter la branche réacteurs d’Areva pour 2,5 milliards dès l’an prochain, tout en assumant d’énormes investissements pour prolonger la durée de vie de ses 58 réacteurs et «déconstruire» ses vieilles centrales à l’arrêt ?

Méthode Coué

C’est cette équation financière impossible qui a motivé la démission fracassante en début d’année de l’ex-directeur financier d’EDF Thomas Piquemal, ce dernier estimant que le projet Hinkley Point présentait «un risque de construction majeur» et que son financement sur fonds propres menaçait l’entreprise : «Qui parierait 60 % ou 70% de son patrimoine sur une technologie dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne, alors que cela fait dix ans que l’on essaie de la construire ?» avait ainsi lancé Piquemal lors de son audition à l’Assemblée. Et l’Autorité des marchés financiers a ouvert une enquête au début de l’été à l’encontre d’EDF, pour vérifier si la direction a sous-estimé les risques liés au projet de construction de deux EPR d’Hinkley Point dans son information financière… La direction d’EDF défend bec et ongles la sincérité de ses comptes et de sa communication financière, mais la controverse avec Greenpeace est loin d’être terminée. Une chose est sûre, l’Etat actionnaire est suffisamment préoccupé par la dégradation des comptes d’EDF pour avoir consenti à recapitaliser l’entreprise à hauteur de 3 milliards d’euros pour l’aider à passer les deux ou trois années à venir. Ce qui est déjà inquiétant en soi.

Jean-Christophe Féraud