Face à la contestation des sciences et des techniques, 4 anciens ministres choisissent la répression des opposants

À propos de la contestation des sciences et des techniques et de la désaffection dont elles seraient l’objet…la réponse de Bernard Elman  Blog Mediapart 17 OCTOBRE 2013

Que d’anciens ministres osent invoquer la démocratie pour faire taire une contestation de choix « scientifiques et techniques » (et un peu économiques, n’est-ce pas ?) est tout simplement indigne. Une vraie démocratie doit permettre aux gens d’exercer un pouvoir sur leur propre existence à condition de respecter les droits fondamentaux de tous, quels qu’ils soient. Ces droits fondamentaux actualisent des valeurs inscrites dans la Constitution de la France. Ce sont ces valeurs que les signataires du texte se permettent de qualifier d’idéologie au sens péjoratif du terme. 

À propos de la contestation des sciences et des techniques et de la désaffection dont elles seraient l’objet, réponse à quatre anciens ministres: Rocard, Badinter, Chevènement, Juppé.

« La France a besoin de scientifiques techniciens. » C’est le titre d’une tribune publiée par Libération[1]. Les signataires sont tous d’anciens ministres, des hommes à l’autorité incontestable : Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard[2]. « Nous assistons à une évolution inquiétante des relations entre la société française et les sciences et techniques » disent-ils pour commencer. Cette première phrase est alléchante. Certes on ne s’attend pas à ce que soit questionnée la convivialité des outils ou des procédés techniques ; on ne s’attend pas non plus à trouver une critique « radicale » de l’institution scientifique. Mais il se pourrait bien, croit-on, que leur texte apporte des éléments de réflexion sur l’enseignement des sciences et sur la place qu’occupe, que pourrait occuper dans notre société un scientifique qui ne séparerait pas les sciences de leurs applications.

Non ! Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, du moins à première vue. Quatre anciens ministres se sont retrouvés et ont pris sur leur temps pour que soient mis au pas des perturbateurs qui empêchent des scientifiques de débattre tranquillement avec les citoyens que nous sommes.

Quels sont les sujets de débat qui ne bénéficieraient pas de la sérénité requise ? Le site de stockage des déchets de la Cigéo a la priorité, suivent pêle-mêle : les OGM, les ondes élec­tromagnétiques, les nanotechnologies, le nu­cléaire, le gaz de schiste. Ces sujets qui relèvent de domaines différents ont en commun de poser problème. Les dégâts causés par les OGM ou les gaz de schistes sont avérés. Le nucléaire avec le projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo) est controversé. Ce projet consiste à « confiner pendant 100 000 ans, dans ce cimetière nucléaire de 15 km2 de galeries et d’alvéoles, les déchets radioactifs les plus dangereux produits en France[3]. » Il y a des nouvelles inquiétantes à propos du nucléaire qui nous viennent de l’étranger. Est-ce un hasard ? Ce texte paraît au moment où une délégation de l’AIEA inspecte le site Fukushima-Daiichi. La catastrophe continue plus de deux ans et demi après que la centrale nucléaire ait été dévastée. On ne sait pas ce que sont devenus les corium, on ne sait toujours pas comment régler le problème de la piscine du réacteur n°4, et des terres sont inhabitables, l’océan Pacifique est contaminé… et il faut refroidir, refroidir encore. Selon la formule consacrée « la situation n’est toujours pas sous contrôle ». Ce texte paraît aussi alors qu’un journal télévisé[4] nous apprend que le gouvernement Japonais cherche à faire voter une loi pour faire taire la contestation du nucléaire.

Reconnaissons à nos ex-ministres cette qualité : ils n’alignent pas des considérations générales et vagues, ils ne pratiquent pas la langue de bois. Nous savons immédiatement à quoi nous en tenir. Mais ne fallait-il pas pour qu’ils en arrivent à cette franchise-là que des citoyens s’obstinent à déranger la belle organisation des débats… démocratiques ?

Loin de leur manifester une quelconque reconnaissance ces anciens hauts responsables politiques cherchent à nous faire croire que c’est de ces citoyens-là que vient le principal danger. C’est pourquoi ils appellent « solennellement les médias et les femmes et hommes politiques à exiger que les débats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans être entravés par des minorités bruyantes et, par­fois provocantes, voire violentes ». La menace est à peine voilée. Ils en appellent à l’État qui a le Droit pour lui afin qu’il réagisse. Comment ? C’est bien clair : l’État devra faire usage de la force. « L’État a le monopole de la violence physique légitime » disait Max Weber. Cette violence physique d’État est à coup sûr légale. Quant à la considérer comme légitime, il est permis (voire recommandé) d’en douter comme il est permis de douter de la légitimité des violences infligées à des populations entières au nom du progrès.

Lorsqu’il faut s’assurer que la nourriture n’est pas contaminée, lorsque les pêcheurs ne peuvent plus vivre des produits de la mer, quand les enfants ne peuvent ni jouer ni se promener librement (les adultes non plus, pourquoi les oublier ?), quand la pollution radioactive menace le Japon entier et bien au-delà au nom de quelles valeurs peut-on imposer une telle violence physique ? Et de quelle légitimité pourrait se prévaloir un État pour faire taire les protestations ?

Bien sûr qu’il faudrait des scientifiques et des techniciens, des scientifiques techniciens formés, compétents, dévoués, dotés d’un solide sens moral, pour tenter de remédier à cette sinistre catastrophe comme à d’autres puisque ce ne sont pas les catastrophes qui manquent. Il est hors de question de mettre dans le même sac toutes les inventions, tous les apports liés à la créativité humaine. Mais face aux dégâts causés par quelques industries dont ils ne donnent qu’une partie de la liste on devrait se féliciter que des gens osent encore apostropher ceux qui semblent indifférents aux conséquences de leur pratiques. On devrait se féliciter que des gens du sérail s’élèvent contre certaines recherches, certaines inventions, certains mésusages de leurs trouvailles, certaines expériences en vraie grandeur[5].

Cela est déjà arrivé, cela arrive encore, malgré les difficultés à prendre la parole lorsque règnent obligation de réserve, secret défense et plus ordinairement esprit de corps. Cela demande du courage. Hélas les exemples ne manquent pas pour illustrer la formule : « un scientifique, ça ferme sa gueule et si ça veut l’ouvrir ça démissionne[6] ! »

Que d’anciens ministres osent invoquer la démocratie pour faire taire une contestation de choix « scientifiques et techniques » (et un peu économiques, n’est-ce pas ?) est tout simplement indigne. Une vraie démocratie doit permettre aux gens d’exercer un pouvoir sur leur propre existence à condition de respecter les droits fondamentaux de tous, quels qu’ils soient. Ces droits fondamentaux actualisent des valeurs inscrites dans la Constitution de la France. Ce sont ces valeurs que les signataires du texte se permettent de qualifier d’idéologie au sens péjoratif du terme. Et les mêmes anciens hauts responsables de déplorer que soit donnée, cédant à la pression, « une forte priorité aux études portant sur les risques, même ténus, de telle ou telle technique, mettant ainsi à mal le po­tentiel de compréhension et d’innovation » des chercheurs. Ils devraient féliciter au contraire ceux qui se mobilisent pour que l’on aboutisse à ce résultat, ils devraient mettre leur autorité dans la balance pour que ces risques soient pris au sérieux dans les actes. Mais voilà, la compétivité de la France déjà bien mal en point en pâtirait. Que l’on oppose des limites à la liberté de créer leur est insupportable. Ce discours donne complètement raison au sociologue Robert Merton[7] quand il assimile, dans un système capitaliste déréglementé, l’innovateur au gangster !

Les experts ne sont experts que de leur petit domaine, et les autres ont aussi leur domaine d’expertise qu’il faudrait bien prendre en considération. Ces autres-là se doutent bien, quand ils n’en sont pas persuadés, que les décisions sont déjà prises ou qu’elles le seront ailleurs par d’autres que ceux qui ont à en subir les conséquences. Ce chahut que ces Messieurs déplorent est encore une manière de porter une parole que les prétendues victimes, scientifiques et hommes politiques devraient faire l’effort d’entendre. La défection des étudiants en sciences et la crise des vocations scientifiques trouve là une meilleure explication que celle qu’ils aimeraient nous faire accepter. La science telle qu’elle se fait actuellement n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie et il faut une bonne dose de mauvaise foi pour imputer la crise qu’elle est en train de vivre à des minorités qui interdiraient de débattre librement. Ces « minorités bruyantes » pourraient bien refléter, laissent-ils entendre en fin de texte, la pensée dominante. Ainsi, faisant fi de la distribution des pouvoirs dans la société française et dans le monde voudraient-ils nous faire croire que sont dans le camp des opprimés les entreprises qui opèrent dans les secteurs cités plus haut, entreprises qui sont pour la plupart liées au complexe militaro-industriel.

Pouvons-nous espérer après les avoir lus qu’une autre science est possible[8] ?

Bernard Elman, citoyen, le 16 octobre 2013.

[1] Tribune parue dans Libération du mardi 15 octobre 2013.http://www.liberation.fr/sciences/2013/10/14/la-france-a-besoin-de-scientifiques-techniciens_939430.

[2] Voici comment sont présentés les signataires :

Robert Badinter Ancien garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel

Jean-Pierre Chevènement Ancien ministre de la Recherche et de la Technologie, ancien ministre de la Recherche et de l’Industrie, ancien ministre de l’Education nationale

Alain Juppé Ancien Premier ministre.

Michel Rocard Ancien Premier ministre.

Les titres de ministre de la Défense (Chevènement, Juppé) et de ministre de l’intérieur (Chevènement) ne sont pas mentionnés.

[3] Audrey Garric Quels sont les enjeux du stockage des déchets nucléaires à Bure ? Le Monde.fr, 31 mai 2013

http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/05/31/quels-sont-les-enjeux-du-stockage-des-dechets-nucleaires-a-bure_3421167_3244.html

[4] Journal de 19h 45, Arte, lundi 15 octobre 2013,http://www.arte.tv/guide/fr/048475-205/arte-journal?autoplay=1.

[5] Lire à ce propos Bertrand LouartQuand les scientifiques critiquaient la science…, Offensive (OLS), mai 2006, disponible sur internet : http://offensive.samizdat.net/spip.php?article75.

[6] On aura reconnu une paraphrase de Jean-Pierre Chevènement. Alors ministre de la Recherche, il avait démissionné du gouvernement en mars 1983 pour protester contre la « parenthèse libérale », déclarant : « Un ministre, ça ferme sa gueule, et si ça veut l’ouvrir, ça démissionne. »

[7] « Innovation – L’accent mis sur la réussite comme fin encourage ce mode d’adaptation par la mise en oeuvre de moyens « institutionnellement » proscrits mais souvent efficaces pour atteindre au moins le simulacre du succès – la richesse et la puissance -. Ce mode d’adaptation est adopté lorsque l’individu a assimilé l’importance que la culture accorde aux fins, sans avoir de la même façon intégré les normes « institutionnelles u qui commandent les méthodes et les moyens d’y accéder. » Robert King Merton, Structure sociale et anomie,  Psychologie sociale, textes fondamentaux anglais et américains choisis, présentés et traduits par André Lévy , Tome 2, Dunod 1965, p. 403

[8] Isabelle STENGERSWilliam JAMESUne autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, suivi de Le poulpe du doctorat, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, janvier 2013

http://blogs.mediapart.fr/blog/bernard-elman/171013/propos-de-la-contestation-des-sciences-et-des-techniques-et-de-la-desaffection-dont-elles-seraien#_edn4

2 Commentaires

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    • Gilook sur 20 octobre 2013 à 1 h 15 min
    • Répondre

    L’expérience démontre que le dialogue avec les citoyens contestataires les plus militants est très difficile voire impossible: voir débats sur les nanotechnologies qui ont du être arrêtes par les autorités, les contestataires empêchant toute discussion.
    Si nous continuons a dénigrer la science comme cela se fait dans notre pays alors que nos concurrents investissent beaucoup plus que nous et démontrent qu’ils croient aux progrès qui peuvent être issus de la science, notre pays déclinera un peu plus et sera marginalisé. On sera alors de plus en plus dépendants des entreprises étrangères qui auront su déposer des brevets et nous les ferons payer très cher.
    Donc je pense que les 4 sages qui ont écrit cette tribune libre ont eu raison de le faire. Les français doivent savoir ce qui les attend s’ils refusent à la science de progresser.

    1. La question n’est pas le refus de la science, mais le tout pouvoir de la science accaparée par les financiers: dans le nucléaire, les gaz et huiles de schiste , les OGM et l’agriculture « chimique » qui condamnent nos écosystème. Ces différents secteurs engloutissent la tres grande majorité des subventions de recherche publique. A contrario de nombreux pans de la science sont écartés: carburant hydrogène, énergie photovoltaique, agrobiologie parce que soit disant pas « rentables » pour les financiers et les gouvernants qui en dépendent. Les 4 « sages » oublient qu’à la place où ils étaient , ils avaient le pouvoir de changer les choses et ils ne l’ont pas fait. L’un était autogestionnaire: voila une bonne approche pour développer l’energie en smarts grids selon l’approche de Jeremy Rifkin ou chacun peu devenir producteur et consommateur d’energie. Un autre de ces « sages » n’a fait que nous imposer un programme nucléaire lancé par le plan Messmer sans débat de fond et imposer une surconsommation d’énergie nucléaire. Depuis 30 ans c’est la même chose au niveau gouvernemental, la meme politique energétique en appui sur une technologie americaine et l’Ecole des Mines. Aucun accident nucléaire ne peut venir infléchir le cours des choses et vouloir comprendre c’est dèjà désobéir. Ils ne veulent rien voir de Tchernobyl et de Fukushima. Les medecins au contact des malades, les scentifiquent qui alertent, les militants antinucléaires, les opposants les agriculteurs et les autres sont fustigés ( ce sont forcèment des anarcho quelque chose) et combattus sur le terrain ( et sans discernement comme à la bataille de Montabot contre la THT ) et dans les tribunaux ( Coutances, Cherbourg, Laval) . Peu à peu deux mondes s’opposent irrémédiablement. Et comme le pouvoir s’en émeut il invente un statut de lanceur d’alerte pour mieux contrer les opposants au mépris des droits fondamentaux : liberté de penser, liberté d’expression, de venir et d’agir. Comment dans ces conditions esperer un débat serein quand les choses sont décidées avant les débats ( Bure par exemple), quand les décisions sont prises sans l’avis du peuple et de ses représentants? .

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