« En 1973, je n’étais qu’un élève étonné de voir tout autour de lui et de ses camarades de classe une poussière ambiante comme si la terre nous tombait sur la tête depuis le ciel. Quand nous avons demandé à notre professeur de quoi il s’agissait, elle nous a répondu qu’il y avait une tempête sur la planète Saturne et que telle était la cause ». Aujourd’hui, celui qui est devenu médecin n’hésite pas à affirmer qu’il s’agissait de sable et de poussières radioactives s’abattant sur la ville d’Urumchi suite à l’un des essais nucléaires chinois au Xinjiang (il aurait été procédé sur le sol chinois 23 essais aériens et 23 souterrains). Et qu’il y a désormais « 35% de cancers supplémentaires » dans cet état de 20 millions d’habitants, à l’ouest de la Chine, comparé à un état comme celui du Henan (100 millions d’habitants) plus au centre du pays et où il n’y a pas eu d’essais – il dit avoir compilé les chiffres des hôpitaux, en particulier des 4 principaux du Xinjiang. Source sciences et avenir 21 janvier 2014
Il est rare que l’on entende directement parler à Paris de l’impact sur les populations locales des essais nucléaires chinois. Et toujours impressionnant de se voir rappeler par l’orateur qu’il ne peut répondre à certaines questions de la salle, ayant été « menacé de plus de vingt ans de prison » suite à ses explications considérées comme une violation de secrets d’Etat.
Pourtant, ce lundi 20 janvier 2014, quarante ans après l’épisode narré plus haut, le médecin ouïghour Enver Tohti a tenu à venir témoigner à Paris, comme il le fait depuis plus de quinze ans, après avoir commencé par guider des documentaristes britanniques vers les zones contaminées (« Death on the silk road », 1998) dès qu’il a pu envisager, une fois sorti de Chine, de sensibiliser l’opinion internationale.
Ce témoignage, c’est à l’occasion d’une tribune quasi-officielle qu’il a pu cette fois l’exprimer, lors d’un colloque international premier en son genre sur le sol français, intitulé « L’impact humanitaire des armes nucléaires ». En l’occurrence, une journée en sous-sol du Palais du Luxembourg. Avec au menu, trois tables rondes (1) organisées par deux élus, la sénatrice de Paris Leila Aïchi (EELV), qui a ouvert les travaux et le sénateur de Polynésie française Richard Tuheiava (apparenté au groupe socialiste) qui les a, lui, clôturés. Et ce, avec l’aide des « Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement » (PNND, 800 parlementaires de 80 pays) et l’Observatoire des Armements (2).
Ironie des dates, c’est ce même jour que l’accord conclu entre l’Iran et 6 puissances négociatrices (dont 5 dotées de l’arme nucléaire Etats-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne + l’Allemagne) pour arrêter la progression de son programme nucléaire militaire, a commencé d’entrer en vigueur.
Enver Tohti, pour en revenir à sa présentation, a rappelé les résultats de Jun Takada, physicien à l’université de médecine de Sapporo, avec qui il a entrepris depuis plusieurs années une recherche sur les conséquences sanitaires des essais : le « Projet Lop Nor », du nom du bassin géologique où les explosions ont eu lieu.
Grâce à un modèle théorique du physicien japonais, a été calculée la forme qu’aurait adoptée le nuage consécutif aux essais. Les images de cette simulation, qu’il a montrées à la tribune, indiquent ainsi que lors de l’essai du 17 juin 1967 où une bombe de 2 mégatonnes (plus de 130 fois Hiroshima) a explosé, se serait développée une langue sud-est nord-ouest dont les retombées auraient atteint des doses de l’ordre de 2 sieverts non loin de la grande ville d’Urumchi (aujourd’hui, plus de 2 millions d’habitants) et ce pendant plusieurs heures voire plusieurs jours. Rappelons pour mémoire qu’en France la dose maximale autorisée pour la population (hors exposition naturelle et pour actes médicaux) est de seulement un millième de sievert pour toute une année.
Comme l’a fait également remarquer Enver Tohti, contrairement à Hiroshima où une « pluie noire a en quelque sorte lavé le ciel » après l’explosion, l’humidité et les gouttes plaquant et dispersant au sol les poussières radioactives, « il n’a jamais plu à Lop Nor (depuis des milliers d’années) et les poussières après les essais n’ont cessé de tourbillonner dans l’air ».
Résultats du chercheur japonais Jun Takada, qui a basé ses calculs sur des travaux antérieurs qu’il avait effectués au Kazakhstan (où ont eu lieu les essais soviétiques) et qu’Enver Tohti a projetés lors de la conférence : il a pu y avoir au Xinjiang jusqu’à « 190 000 morts par syndrome aigu d’irradiation dans les régions avoisinant les essais». Un chiffre énorme, « plus de morts que lors des tests effectués par n’importe quelle autre nation », qui a semblé sidérer la salle, pas forcément au courant de sa première publication, au moins en direction du public occidental, en 2009 (3). Et qu’il est très difficile de vérifier, vu la difficulté à enquêter sur cette zone d’essais.
A ce chiffre, a également affirmé l’orateur, il faudrait ajouter plus d’« un million de personnes atteintes ultérieurement (tumeurs diverses, malformations fœtales…) ». Et de confier qu’aujourd’hui, ce qui le préoccupe, ce sont les effets à long terme des radiations, sur les générations suivant celles qui ont subi directement la radioactivité. Va-t-on voir apparaître des malformations génétiques ? De nombreux cancers induits ? Il insiste ici sur le fait qu’on ne saurait comparer l’impact sanitaire d’essais nucléaires qui ont été menés pendant plusieurs décennies et ont entraîné des irradiations et contaminations répétées avec l’effet en quelque sorte « ponctuel » des bombes d’Hiroshima et Nagasaki. Et il s’insurge contre l’impossibilité pour les malades du Xinjiang de se soigner : « une chimiothérapie coûte 5000 dollars alors que la population locale gagne moins de 1000 dollars par an ». Tout en signalant qu’une association de vétérans des essais a fini par se monter afin de défendre leurs droits.
La tenue même d’un tel colloque critique en des lieux presque officiels (ni dans la salle reculée d’une université, ni dans les bureaux d’une association ou d’une fondation… mais dans la salle Clémenceau au Sénat), l’évocation du désarmement dans un des pays dotés de l’arme nucléaire montrent comme un frémissement autour de l’un des tabous français, l’arme stratégique par excellence, la « bombe atomique ». Mais ce n’est qu’un frémissement. Qu’on en soit bien certain. La France, qui a procédé à 210 essais nucléaires (4), ne sera pas représentée (ni les 4 autres pays dotés « officiellement » de l’arme nucléaire) à la conférence internationale de Mexico des 13-14 février 2014, consacrée à l’impact humanitaire des essais nucléaires et qui fait suite à la première du genre, en mai 2013 à Oslo. Contrairement à la France où ni le désarmement, ni les effets des retombées nucléaires ne font recette, de tels sujets retiennent toute l’attention des pays du Nord de l’Europe, de l’Autriche, de la Suisse ou de ces 126 Etats qui ont soutenu, le 21 octobre 2013, une résolution à l’ONU sur « les conséquences humanitaires des armes nucléaires ». Reste que chez nous – étonnant, non ? un ancien ministre de la Défense socialiste, Paul Quilès, a écrit voilà moins d’un an un livre (5) osant le crime de lèse-majesté, titré « Arrêtez la bombe » !
1) Première table ronde : La réalité de l’impact des armes nucléaires, modérée par Patrick Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements. Deuxième table ronde : La dimension humanitaire : la voie pour relancer le débat à l’ONU sur le désarmement nucléaire, modérée par Yann Mens, rédacteur en chef d’Alternatives internationales.
Troisième table ronde : Rôle et pouvoir des parlementaires européens et français dans le processus de contrôle et de désarmement des armes nucléaires, modérée par Jean-Marie Collin, directeur-France du PNND.
2) A signaler les deux ouvrages récents de Bruno Barillot publiés par l’Observatoire des armements : « Essais nucléaires, l’héritage empoisonné » (2012) et « Victimes des essais nucléaires français, histoire d’un combat » (2010).
3) Cités en 2009 dans le magazine Scientific American : “Did China nuclear tests kill thousands and doom future generations ?” par Zeeya Merali
4) Dans une prochaine note de blog, nous reviendrons sur les interventions au colloque traitant des essais français menés en Algérie et en Polynésie.
5) « Arrêtez la bombe ! », Paul Quilès, avec Bernard Norlain et Jean-Marie Collin, éd. Cherche-Midi.