Le 10 mars, Bouygues comparaît pour avoir fait travailler 460 ouvriers polonais et roumains dans des conditions suspectes sur le chantier de l’EPR. Une pratique répandue dans le bâtiment. Nouvel Obs Par Denis Demonpion le 08-03-2015
Le chantier en février 2014. (Charly Triballeau / AFP)
Les débats, prévus pour durer « de trois à quatre jours » selon le parquet, promettent de mettre en lumière les méthodes d’embauche douteuses de ces travailleurs détachés dans ce secteur d’activité. Wladyslaw Lis, avocat de 80 ouvriers polonais, parties civiles, note :
Outre le non-respect de la législation, les salariés ont été traités comme des marchandises. »
Salariés contractuels recrutés par des sociétés d’intérim basées l’une en Irlande et à Chypre, l’autre à Bucarest, ces ouvriers – coffreurs ou ferrailleurs de leur état – avaient été appelés en renfort pour pallier les retards accumulés. Ceci à la demande du Groupement Flamanville Armatures (GFA), une entité composée de trois entreprises de génie civil : Bouygues Travaux Publics et Quille Construction – deux filiales du groupe de Martin Bouygues – et Welbond Armatures de Saint-Herblain (Loire-Atlantique).
Société boîte à lettres
Implanté sur la côte ouest du Cotentin, face à la Manche afin de favoriser le refroidissement des turbines des réacteurs nucléaires, le site a des allures de camp retranché (clôture électrifiée, fils de fer barbelés…), sécurité oblige.
Dès le début, en 2007, il connaît des difficultés. Des malfaçons sont ainsi relevées l’année suivante dans le ferraillage des radiers de base, « le fond de la gamelle en béton », dixit un homme de l’art, cette plateforme destinée à recevoir le réacteur et censée pouvoir résister à d’éventuelles secousses telluriques ou à un raz de marée. A la suite d’un contrôle de l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN), chargée par l’Etat de s’assurer de la conformité des installations, les travaux sont arrêtés pendant sept mois.
En septembre 2009, EDF, le maître d’œuvre, s’impatiente et demande une « accélération substantielle » de la réalisation du projet. Le GFA se met à recruter de la main-d’œuvre supplémentaire. Bouygues, le chef de file, se tourne vers une société d’intérim international, Atlanco Limited, dirigée par un de ses anciens responsables et avec laquelle le groupe travaille déjà, et depuis longtemps sur d’autres chantiers, dont celui de l’EPR de Finlande.
Pourtant, cette société a toutes les caractéristiques d’une boîte à lettres : domiciliée à Dublin (Irlande), elle embauche à partir de Chypre dans la plus grande opacité, et n’est pas très à cheval sur la régularité des contrats de travail. Sur les conseils de Bouygues, Welbond Armatures fait aussi appel à elle, ainsi qu’à Elco Construct, une entreprise de construction dont le siège est situé à Bucarest. Le numéro un français du BTP la connaît bien : il héberge ses locaux administratifs à Flamanville.
Economies sur les charges
Le salaire proposé aux détachés est de 1.604,18 euros par mois. Un peu plus que le smic. Une aubaine quand on sait que le salaire moyen est de 600 à 700 euros en Pologne et de 500 en Roumanie. C’est sur les charges sociales que se font les économies. Atlanco Ltd n’applique pas le régime de cotisations sociales du pays d’origine des travailleurs détachés, mais celui de Chypre. Elle paie donc l’équivalent de 13% du salaire, contre 36% en Pologne et 45% en France. Wladyslaw Lis relève :
Ces disparités ne sont pas sans poser la question de l’harmonisation des charges sociales au sein de l’Union européenne. »
Pire, il n’est même pas acquis qu’Atlanco Ltd ait versé des cotisations à Nicosie.
Selon Wladyslaw Lis, avocat de 80 ouvriers polonais, les travailleurs ont été traités « comme des marchandises ». (Bruno Coutier / « l’Obs »)
A Flamanville, au départ, les intérimaires ne se doutent de rien. Pas facile de comprendre toutes ces finesses quand on ne parle pas français. Jusqu’au jour où un ouvrier polonais, rentré chez lui, est tombé malade et a découvert qu’il ne bénéficiait d’aucune couverture sociale… Pour Jack Tord, coordonnateur pour la CGT sur le chantier à l’époque des faits, ces pratiques relèvent du « détournement de fonds au détriment de la Sécurité sociale ».
A combien se chiffre la fraude présumée ? Le GFA aurait fait « plus de 3,6 millions d’euros » d’économies « en termes de cotisations sociales non versées » et ce « pour la période allant de 2008 à 2011 », estime la CGT, qui s’est également portée partie civile aux côtés des travailleurs détachés.
Une manne qui n’inclut pas les coûts supplémentaires induits par les retards dans l’exécution des travaux. Ceux-ci sont largement dus aux malfaçons successives engendrées par le manque de personnel qualifié. Ils sont supportés par EDF, entreprise publique, et, au bout de la chaîne, par les usagers qui voient au final le montant de leurs factures augmenter.
Forte pression
Bouygues pouvait-il ignorer la situation sociale de la main-d’œuvre qu’elle employait ? Atlanco lui facturait directement la mise à disposition de ces ouvriers avant de reverser les salaires, soit un tiers des sommes encaissées. Mais nul ne sait à quoi ont servi les deux tiers restants. Les enquêteurs n’ont pas réussi à mettre la main sur les responsables de la société irlandaise.
Le Groupement Flamanville Armatures avait été alerté de ces pratiques douteuses. L’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), qui a mené l’enquête, souligne, dans une note de synthèse concernant les « infractions du travail » sur le site, que les « entreprises utilisatrices », à savoir les deux filiales de Bouygues et Welbond Armatures, avaient été informées « rapidement et notamment en 2009 » par l’ASN des « irrégularités constatées dans le détachement des salariés étrangers sur le site de l’EPR ».
Pour autant, ajoute l’OCLTI, et bien qu’elles se soient engagées à modifier leurs pratiques, le système a perduré. »
Ce n’était pas le seul problème sur le chantier. « L’Obs » a retrouvé le responsable du contrôle de la sécurité du GFA, Jacques Paget, un salarié de Bouygues, qui avait, lui aussi, tiré la sonnette d’alarme. Arrivé à Flamanville le 9 novembre 2009, alors que Polonais et Roumains étaient déjà à pied d’œuvre, il avait prévenu la hiérarchie que les contrats n’étaient « pas très bien ficelés ». Il raconte :
La pression était forte. Les gars faisaient les trois huit pour essayer de rattraper les délais. »
Qui plus est au détriment de la sécurité. Devant l’accélération des cadences, Jacques Paget refuse de cautionner « la démarche sécuritaire qui n’était pas à la hauteur » et fait jouer son « droit de retrait ». Bouygues le convoque et le licencie alors qu’il n’est sur place que depuis onze mois.
Plusieurs morts sur le chantier
« Les petits arrangements financiers, c’est une chose, la peau d’un gars, c’en est une autre », observe Jacques Paget. Prémonitoire. Trois mois après son départ, Flamanville connaît son premier accident de travail mortel. Un grutier qui avait « du cannabis jusqu’aux yeux » avait heurté une passerelle avec son engin, provoquant la chute d’un ouvrier. La CGT assure que l’usage de stupéfiants sur le site était de notoriété publique. Il y a d’ailleurs eu un autre accident mortel six mois plus tard, puis un troisième, un accident de circulation coûtant la vie à un ouvrier qui rentrait chez lui après son travail de nuit.
L’Autorité de sûreté nucléaire a fait le bilan et souligne que Bouygues TP assurait « l’organisation logistique de l’infirmerie » et employait « le personnel infirmier présent » sur le site. Dans un procès-verbal du 6 juin 2011, elle a recensé 377 accidents de travail pour la seule année 2010. Si les plus graves, au nombre de 218, ont été déclarés, il n’en a pas toujours été de même pour les accidents bénins (159).
Jean-François Sobecki, le représentant de la CGT à Flamanville, affirme que les sociétés Atlanco et Elco payaient directement les frais médicaux occasionnés pour ne pas avoir à passer par le système de remboursement. Et pour cause. Interrogé sur le recours au travail illégal ou sur les conditions de sécurité, Bouygues précise qu’il ne fait pas de déclarations « à ce stade » mais qu’il « coopère » avec la justice.
Disparus dans la nature
L’emploi de ces travailleurs détachés était-il justifié ? Bouygues disait avoir du mal à trouver des ferrailleurs en France. Pourtant, Jacques Paget, qui avec près de quarante ans d’expérience, connaît le sujet sur le bout des doigts, l’assure :
Il n’y en avait peut-être pas dans un périmètre de 30 kilomètres, mais ailleurs, si. »
Dans son rapport, l’OCLTI récuse d’ailleurs l’argument selon lequel les « sociétés utilisatrices avaient justifié le recours à des salariés étrangers par l’impossibilité de recruter de la main-d’œuvre française ayant le niveau technique nécessaire ». Car, au cours d’une enquête distincte visant Atlanco Ltd mais portant sur la mise à disposition de salariés étrangers « au bénéfice de plusieurs entreprises d’agroalimentaire, notamment en Bretagne », il est apparu qu' »un grand nombre de salariés employés à Flamanville » avaient exercé des « activités de manutention, de maraîchage ou de découpage sans aucun lien avec une éventuelle spécialisation du BTP ».
Début 2011, face à la détérioration du climat social, une trentaine de Polonais avaient dressé un piquet de grève devant la grille d’accès au chantier et en avaient appelé aux représentants des entreprises utilisatrices et d’EDF. La justice avait déjà un pied dans la place après avoir ouvert une enquête de flagrance pour « homicide involontaire » dès le premier accident de travail mortel. Elle s’est penchée ensuite sur leurs conditions de recrutement et de travail. L’avocat de la CGT, Flavien Jorquera, affirme :
Les bulletins de paie ont pour la plupart été délivrés en catastrophe avant l’audition des salariés par les enquêteurs. »
C’est à ce moment-là, précisément le samedi 25 juin 2011, que Polonais et Roumains ont été priés de retourner chez eux. Sans attendre l’expiration de leur contrat. Des autocars spécialement affrétés les attendaient à la sortie. La plupart d’entre eux ayant depuis lors disparu dans la nature, ces ouvriers, les « fantômes de Flamanville », seront les grands absents du procès de Cherbourg. Aucun Roumain n’est partie prenante à la procédure. Quant aux Polonais, dont certains travaillent aujourd’hui sur des chantiers en Norvège, aux Pays-Bas et en Pologne, 80 d’entre eux seront représentés par leur avocat, Wladyslaw Lis.
Sanctions encourues
Sur les trois sociétés membres du GFA poursuivies pour « recours aux services d’une entreprise pratiquant le travail dissimulé, prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage », les filiales de Bouygues ont fait savoir qu’elles demanderaient une annulation pure et simple de « l’intégralité » de la procédure. Dans un document d’une soixantaine de pages que « l’Obs » s’est procuré, les avocats du groupe contestent le choix du procureur de la République de Cherbourg, Eric Bouillard, qui a mené lui-même l’enquête plutôt que la confier à un juge d’instruction. Ils dissertent, par ailleurs, sur les imperfections de la procédure pénale, mais se gardent bien de répondre aux incriminations reprochées à leur client.
Bouygues risque 225.000 euros d’amende et le remboursement des sommes qui auraient dû être versées aux organismes sociaux. Atlanco Ltd et Elco Construct, « une filiale roumaine de Bouygues« , accuse Flavien Jorquera, auront, pour leur part, à répondre de « travail dissimulé, dissimulation de salariés, prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage ». Sous réserve pour Atlanco qu’elle donne suite aux convocations du tribunal restées sans réponse, à la veille d’un procès édifiant quant aux mœurs en vigueur dans le BTP.
Denis Demonpion