La France nucléaire: dialectique du nucléocrate

La France nucléaire. L'art de gouverner une technologie contestée - Sezin Topçu« Personne ne peut garantir qu’il n’y aura jamais un accident grave en France », admettait, au lendemain de la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011, le patron de l’Autorité de sûreté nucléaire française, André-Claude Lacoste. Il nous faut « imaginer l’inimaginable », ajoutait le directeur de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, Jacques Repussard. Une enquête montrait alors que près d’un Français sur cinq voyait dans le risque nucléaire « le problème actuel le plus préoccupant ». LE MONDE DES LIVRES Pierre Le Hir 18.09.2013 

Un an plus tard, pourtant, François Hollande était élu à la tête de l’Etat avec, sur l’atome, un programme a minima : fermeture d’une unique centrale, Fessenheim (Haut-Rhin), avant la fin de son mandat ; poursuite du réacteur de troisième génération (EPR) de Flamanville (Manche) ; réduction de la part du nucléaire repoussée à l’horizon 2025. Cela, quand l’Allemagne, la Belgique ou la Suisse décidaient de s’en affranchir totalement.

Ce sont les racines de ce paradoxe – « le succès de la nucléarisation de la France en dépit de fortes résistances citoyennes » – que met à nu Sezin Topçu, sociologue des sciences et des techniques, chargée de recherche au CNRS, dans son pénétrant essai, La France nucléaire.

Dépassant le constat maintes fois dressé d’un « Etat nucléaire », où le corps des X-Mines vampirise cabinets ministériels, entreprises du secteur de l’énergie et organismes publics, la chercheuse dissèque au scalpel, d’une façon presque clinique, la dialectique complexe et changeante du rapport de forces entre pouvoir et mouvement antinucléaire.

STRATÉGIES GOUVERNEMENTALES

« Quel est l’art de faire vivre l’énergie nucléaire, cette fierté nationale, cette exception française ? », questionne Sezin Topçu. En réponse, elle décortique « les stratégies gouvernementales pour contenir (réprimer, contourner, devancer, coopter, canaliser, « scientifiser », etc.) les critiques », au long de quatre décennies marquées par le « repli », puis le « renouveau » de la contestation antinucléaire.

Lorsque la France lance son programme électronucléaire, la fronde, qui culmine avec la manifestation géante de 1977 contre le surgénérateur de Creys-Malville (Isère), est fille de Mai 68 et vise « un choix de société, autoritaire, policière, technicienne ».

Dix ans plus tard, la critique se déporte du risque démocratique vers le risque radiologique, dont la crainte est nourrie par l’explosion de Tchernobyl de 1986 et la polémique sur le mensonge d’Etat entourant les retombées du nuage radioactif. Des laboratoires indépendants se montent, des militants associatifs se posent en contre-experts de la fission, la revendication devient celle de la « transparence ».

Or à ce jeu, observe Sezin Topçu, la nucléocratie se montre la plus forte, par « l’institutionnalisation des acteurs critiques », encadrés par des commissions locales d’information et autres débats participatifs, mais aussi par la production d’un discours à la sémantique aseptisée. Exemple de cette « novlangue », le classement d’un accident aussi grave que celui de Fukushima sur une échelle des « événements » nucléaires. Ultime rouerie langagière, la promotion de l’électricité nucléaire, non émettrice de gaz à effet de serre, comme énergie « verte ».

L’atome a-t-il définitivement gagné la partie ? L’auteur note au contraire un « renouveau du mouvement environnementaliste français » qui, en s’émancipant de « la scientifisation, voire la bureaucratisation de la critique », renoue avec « les manières authentiques d’agir et de parler politiques ». Car tel est l’objet de ce livre engagé : « Repenser les rapports entre atome, démocratie et société. » Et, subversion radicale, se persuader que « tous les mondes sont possibles ».

Sezin Topçu est historienne et sociologue des sciences, chargée de recherche au CNRS. Elle est membre du Centre d’études des mouvements sociaux. Institut Marcel-Mauss . EHESS.

La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, de Sezin Topçu, Seuil, 352 p., 21 €.

Résumé

Qu’avons-nous appris de Tchernobyl, puis de Fukushima ? Pourquoi est-il toujours tabou d’évoquer l’option d’une sortie du nucléaire en France, alors que nous ne sommes pas à l’abri ? pas plus que les Japonais ? d’un accident majeur ? Quel est donc l’art de faire vivre l’énergie nucléaire, cette fierté nationale, cette exception française ? Comment les Français, très sceptiques vis-à-vis de l’atome dans les années 1970, sont-ils parvenus à l’« aimer » ou, en tout cas, à l’accepter ? Qu’est devenu, au cours du temps, le mouvement antinucléaire d’il y a quarante ans, alors un des plus forts d’Europe ? Quel rôle l’État et les organismes nucléaires ont joué dans ces transformations ? De quelle façon la prise en charge institutionnelle des critiques a-t-elle orienté les conditions de citoyenneté à l’âge atomique ?

Cet ouvrage analyse le succès de la nucléarisation de la France en dépit de fortes résistances citoyennes. Il décrypte les stratégies gouvernementales destinées à réprimer, contourner, devancer, coopter, canaliser, dépolitiser, absorber les critiques. De la dénonciation de l’« électrofascisme » au sabotage récent des débats « bidons », en passant par le « mensonge » de Tchernobyl, il met en évidence quarante ans de rapports de force entre l’atome et ses détracteurs, en considérant non seulement les moments forts du mouvement antinucléaire mais aussi la trajectoire, le repli et le renouveau des contestations.

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