Des mines d’uranium inexploitables en Afrique, un plan social coûteux et surtout un EPR qui accumule les retards en Finlande : la facture des échecs devra être soldée dans les semaines qui viennent. Par Odile Benyahia-Kouider 21-12-2015
C’est un véritable casse-tête pour l’Etat actionnaire et un cauchemar pour le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron. Les déboires du géant nucléaire public Areva vont coûter des milliards au contribuable français. Combien exactement ? L’addition finale ne sera pas connue avant début 2016, mais il est déjà établi qu’Areva sera un mini-Crédit lyonnais, comme si aucune leçon n’avait été tirée de ce précédent par Bercy.
20 ans après les faits, le coût du naufrage de la banque publique a été évalué à 14,7 milliards d’euros. Pour l’instant, Areva n’en est qu’à la moitié. Le groupe nucléaire créé en 2001 a accumulé 7,9 milliards d’euros de pertes en quatre ans. Mais le compteur ne va pas s’arrêter là ! Car le sauvetage d’Areva – en quasi-faillite aujourd’hui – n’est pas terminé.
Pour régler le problème, l’Etat veut couper le groupe en deux : Areva NP reprendra l’ingénierie nucléaire, et New Areva le traitement de l’uranium. Cette solution permettra d’en revendre une partie à EDF et à des investisseurs étrangers, mais l’opération est impossible à boucler tant que tous les risques ne sont pas identifiés et que l’on ignore qui les prendra en charge.
De toutes les affaires qui ont lesté les comptes d’Areva, la plus médiatisée, pour l’instant, c’est le scandale Uramin. En 2007, Anne Lauvergeon, alors patronne emblématique d’Areva, rachète pour 1,8 milliard d’euros cette entreprise canadienne. Las, les permis miniers qu’elle détient dans trois pays se révèlent rapidement inexploitables…
L’ex-sherpa de François Mitterrand a été entendue par la brigade financière les 7 et 8 décembre derniers (*) dans le cadre d’une enquête judiciaire sur les conditions et la régularité de cette acquisition controversée. Mais, sur le plan comptable, le dossier Uramin n’inquiète plus Bercy, quels que soient les développements sur le volet pénal. Il est déjà soldé. Areva a passé deux milliards d’euros de dépréciation d’actifs dans son bilan comptable, et il ne peut plus y avoir de mauvaise surprise. On ne peut pas en dire autant de tous les dossiers.
Neuf ans de retard en Finlande
Aujourd’hui, les regards sont tournés vers ce que l’on appelle le « risque finlandais ». En effet, l’addition finale reste suspendue au règlement du contentieux juridique sur le réacteur nucléaire de troisième génération (EPR) finlandais Olkiluoto 3 (OL3). Lancé en 2004, le chantier devait s’achever en 2009… On l’annonce désormais pour 2018.
L’électricien TVO (un consortium réunissant des papetiers finlandais et un groupe de services aux collectivités) réclame 2,6 milliards d’euros de dommages et intérêts à Areva et son allié de l’époque Siemens. Ces deux-là rejettent la responsabilité du retard de neuf ans sur les Finlandais qui auraient mis trop de temps à donner les agréments nécessaires à la construction de la centrale. « On ne peut pas reprocher à Anne Lauvergeon d’avoir cru dans le nucléaire, souligne l’un de ses anciens concurrents. C’était son job. Mais elle a commis une grave erreur en vendant cette centrale à prix fixe (forfait) avec une date ferme dans un pays étranger. C’est ce qui a permis aux Finlandais de lancer le contentieux. »
Une procédure d’arbitrage est en cours auprès de la Chambre de Commerce internationale pour départager les parties. Le hic, c’est qu’elle peut prendre des années. Or l’Etat français est pressé. Il va devoir renflouer rapidement les caisses d’Areva et surtout clarifier qui doit payer quoi, sous peine de paralyser toutes les opérations en cours et notamment l’arrimage d’Areva NP (ex-Framatome) à EDF.
Petit rappel : c’est après l’annonce de la perte colossale de 4,8 milliards d’euros pour l’exercice 2014 que François Hollande, sur les conseils d’Emmanuel Macron, a décidé de scinder Areva en deux. L’été dernier, Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, a accepté – un peu contraint et forcé – de reprendre 75% d’Areva NP sur la base d’une valorisation à 2,7 milliards d’euros. Mais il a clairement dit qu’il ne reprendrait pas le « risque finlandais » et il compte inviter des investisseurs étrangers pour ne pas avaler seul ce morceau. Son problème : aucun groupe chinois, japonais ou coréen n’acceptera d’investir dans cette division s’il n’est pas certain qu’il n’y a plus de piège.
Quant à New Areva, le second morceau du groupe, qui comprend les activités d’extraction de l’uranium jusqu’au retraitement du combustible (ex-Cogema), il ne veut pas non plus récupérer le risque finlandais ! Il attend déjà d’être recapitalisé pour pouvoir relancer ses activités. Philippe Varin, l’ex-président de PSA Peugeot Citroën, appelé à la rescousse pour le présider, estime les besoins de l’entreprise à 7 milliards d’euros… Un montant énorme à débourser pour l’Etat, d’autant qu’il n’inclut pas la facture finale de l’EPR d’Olkiluoto.
Macron en Laponie
A ce jour, le risque finlandais se balade toujours, et personne ne sait comment il sera pris en compte. Finira-t-il dans une structure ad hoc, une société de « défaisance », comme ce Consortium de Réalisation qui avait récupéré les actifs pourris du Crédit lyonnais ? Bercy veut à tout prix l’éviter. Pour des raisons financières, mais aussi pour des raisons politiques : accepter une telle société de cantonnement revient à reconnaître une fois de plus la faillite de l’Etat actionnaire.
Emmanuel Macron a surpris tout le monde mi-décembre en annonçant son intention de rendre visite à son homologue finlandais d’ici à la fin de l’année. A moins qu’il n’ait décidé de célébrer la nouvelle année en Laponie, personne ne comprend quel profit il pourrait retirer d’une telle visite. Le ministre pense-t-il arracher un accord pour mettre fin à l’arbitrage entre les deux parties ? Cherche-t-il à démontrer qu’il a tout tenté avant d’annoncer la « douloureuse » aux Français ?
TVO, le client d’Areva, n’est pas l’équivalent d’EDF. C’est un opérateur totalement privé comme l’a rappelé à de multiples reprises le gouvernement finlandais. Selon nos informations, Philippe Varin et son directeur général Philippe Knoche se seraient déjà rendus en Finlande il y a 15 jours pour tenter une conciliation. En vain. Emmanuel Macron n’a pas de véritable moyen de pression. « Il aurait pu au moins essayer de profiter du rachat d’Alcatel par le finlandais Nokia ! » s’exclame un bon connaisseur du dossier, accablé par la situation. Pour lui :
Anne Lauvergeon a bénéficié pendant de trop nombreuses années de la clémence des politiques et de la presse. »
Contrainte de quitter son fauteuil en 2011, « Atomic Anne » n’acceptera pas de porter seule le chapeau. Elle ne cesse de minimiser ses responsabilités. A entendre son entourage, ce n’est pas elle qui faisait les contrats. Elle jouait les VRP pour vendre les centrales. Ses proches pointent aussi la responsabilité de l’autorité de sûreté nucléaire finlandaise qui a finassé sur chaque étape de la construction. Et rappellent qu’EDF a également pris du retard (pas moins de six ans) dans la construction de l’EPR français, à Flamanville.
6.000 salariés sur la touche
Les Chinois seront d’ailleurs (un camouflet pour la filière nucléairefrançaise !) les premiers à mettre un EPR en service… L’ancienne normalienne, qui a intégré la prestigieuse école des Mines, réfute toute comparaison avec Jean-Yves Haberer, l’inspecteur des Finances qui a mené le Crédit lyonnais dans le mur. Non, « Atomic Anne » n’a pas eu la folie des grandeurs.
Uramin ? Elle a l’esprit tranquille. Adwen, la filiale d’éoliennes en mer qui a perdu 557 millions d’euros ? Pas de sa faute ! Elle voulait acquérir une autre société mais Bercy a refusé. Elle s’est rabattue sur un second choix. Le retard dans la construction de l’usine de reconversion d’uranium Georges-Besse II dont le surcoût est de 600 millions d’euros ? Les aléas de l’industrie lourde. L’un de ses partisans précise :
Grâce à cette technologie, Anne Lauvergeon a fait gagner des millions d’euros à l’entreprise. »
Pour sa défense, l’ex-star du CAC 40 ne critique pas seulement ses successeurs à la tête d’Areva. Elle prétend aussi avoir subi une gestion trop « politique » de l’entreprise. Là, elle se rapproche davantage de l’affaire Crédit lyonnais…
En 2007, elle avait réclamé une augmentation de capital à l’Etat pour financer les investissements, mais Nicolas Sarkozy s’était mis en tête d’offrir Areva à son copain Martin Bouygues. Anne Lauvergeon a résisté, mais elle a tout de même été obligée de vendre Areva T&D, sa branche transmission et distribution d’électricité, à Alstom, dont Bouygues était alors l’actionnaire de référence. A l’époque, Martin Bouygues n’y voyait d’ailleurs rien de politique : il était ultracritique sur la gestion Lauvergeon… Et il était l’un des rares.
Quatre ans plus tard, l’Etat n’a plus qu’à ramasser les pots cassés. Les salariés seront les premières victimes de cette débâcle. Afin d’économiser un milliard d’euros d’ici à 2017, Areva a annoncé en mai dernier une réduction de 15% de ses effectifs. Cela représente 6.000 personnes (dont environ deux tiers en France) sur 41.800 salariés. Le gouvernement ne souhaitant pas les pénaliser davantage, un plan d’accompagnement a été prévu. Areva qui n’a plus un sou en caisse a été obligé de lancer un avertissement sur résultats. Le plan devrait coûter plusieurs centaines de millions d’euros.
Uramin, OL3, Adwen, la reconversion d’uranium, le plan social… Au final, la facture approche les 10 milliards d’euros. Qu’Emmanuel Macronréussisse à éviter la création d’une société de défaisance ou pas, une telle addition soulèvera forcément des questions sur la faillite de l’Etat actionnaire et des élites françaises, en particulier des « grands corps de l’Etat ». On a vertement critiqué l’ENA et l’inspection des Finances dans la faillite du Crédit lyonnais. Cette fois, c’est la compétence des ingénieurs du corps des Mines, puissants chez Areva ou EDF et restés bien muets ces derniers mois, qui sera mise en question. Après la débâcle du Crédit lyonnais en 1993, la dérive de France Télécom en 2002 et la bérézina de la Banque Dexia en 2008, l’affaire Areva ne fait que commencer.
Anne Lauvergeon en ligne de mire
« Enfin ! » a dit Anne Lauvergeon à ses proches. « Enfin je vais pouvoir prouver mon innocence et laver mon honneur. » « Atomic Anne » a été entendue les 7 et 8 décembre par la brigade financière dans le cadre de l’instruction menée sur l’achat controversé d’Uramin en 2007. La justice cherche à savoir si Areva a été la victime, consentante ou pas, d’une escroquerie à grande échelle. D’autres interrogatoires devraient suivre.
Pour l’heure, l’ancienne présidente du directoire d’Areva a réaffirmé que l’achat d’Uramin était justifié à l’époque et elle s’est largement défaussée sur ses adjoints qui avaient la responsabilité des acquisitions, de la stratégie et des finances. Plusieurs salariés d’Areva – financiers, juristes, géologues – ont déjà témoigné auprès des policiers, documents à l’appui, qu’ils avaient alerté leur hiérarchie sur la faible valeur des gisements d’Uramin. La « reine mère », comme la surnommaient certains cadres, a-t-elle pu ne rien savoir de ces alertes ? Ou les a-t-elle ignorées ?
Selon nos informations, un témoin clé a déposé début juillet. Saifee Durbar, ancien conseiller du président de Centrafrique François Bozizé, est l’homme par qui l’affaire a éclaté. Selon ses dires, il est le seul à détenir les preuves que l’achat d’Uramin a été un « scandale d’Etat ». Devant la police, il a exprimé sa conviction que le cours de Bourse de la « junior » minière avait été artificiellement gonflé et qu’un milliard d’euros s’était évaporé dans des paradis fiscaux.
Au seul profit des actionnaires d’Uramin ? Une note de Tracfin, l’agence antiblanchiment, a été remise aux juges d’instruction fin juillet pour les alerter qu’Olivier Fric, le mari d’Anne Lauvergeon, avait acheté,via plusieurs sociétés, des actions Uramin avant l’annonce de l’offre publique d’achat et les avait revendues ensuite, réalisant une plus-value de 300.000 euros. Un réquisitoire supplétif a été délivré aux juges pour qu’ils enquêtent sur un possible délit d’initié. Anne Lauvergeon devra les convaincre qu’elle n’a jamais évoqué l’acquisition d’Uramin avec son époux.
Caroline Michel