
Quels sont les coûts complets de la filière ? La Cour des comptes, dans un rapport à paraître le 31 janvier, laisse la question entière. Pointant les « incertitudes » des estimations actuelles, elle demande des « devis réalistes » sur la gestion des déchets et une expertise indépendante des charges de démantèlement.
Jeudi croit rêver….
Loin de clore le débat actuel sur le nucléaire en France, le rapport que va publier fin janvier la Cour des comptes sur les coûts de cette industrie ne fera que le lancer. Les conclusions – d’une version non définitive – de ce rapport, que La Tribune s’est procurées, sont sans ambiguïté. Prolixe sur les coûts du passé (construction du parc, recherche) et actuels (maintenance, exploitation), la Cour fait part des « incertitudes importantes » sur les coûts à venir, liés en particulier au démantèlement des centrales et à la gestion des déchets de longue durée. Confortant ainsi l’un des principaux arguments des opposants au nucléaire
Quant aux coûts de la sûreté, voués à une flambée certaine depuis la remise, la semaine dernière, par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) de son rapport sur les travaux à effectuer sur le parc français pour tirer les leçons de Fukushima, ils seront à peine évoqués. Comment la Cour des comptes peut-elle, ainsi que le précise le Premier ministre dans sa lettre de mission de mai dernier, « expertiser les données fournies par les opérateurs » avant le 31 janvier alors qu’EDF a jusqu’en juin pour réaliser son devis des travaux exigés par l’ASN ? D’évidence, le gouvernement ne voulait pas retarder après la présidentielle la publication de ce rapport, dont il espère qu’il confortera ses positions en faveur du nucléaire.
André-Claude Lacoste, président de l’ASN, a néanmoins été auditionné mardi 10 janvier rue Cambon. En l’absence de chiffrage détaillé d’EDF, il s’est contenté de donner son avis sur le devis avancé par l’électricien la semaine dernière, autour de 10 milliards d’euros. « Ces chiffres lui semblent un peu optimistes », avance une source proche. Dès le lendemain, mercredi 11 janvier, les douze experts qui « assistent » la Cour dans ce travail recevaient le projet de rapport final, avant une dernière réunion programmée lundi 16 janvier. Ce qui laisse décidément très peu de temps pour intégrer dans ce rapport les conséquences de Fukushima dans la facture nucléaire française.
Après avoir – longuement – établi que la seule construction du parc nucléaire actuel avait coûté 96 milliards d’euros (sur des dépenses nucléaires civiles totales – recherche, usines Areva, réacteurs arrêtés… – de 227,8 milliards d’euros), soit 1,5 milliard le mégawatt (MW) installé (contre 3,7 milliards le MW pour l’EPR, souligne la Cour), le rapport scrute les investissements à consentir en matière de démantèlement et de gestion des déchets. Et ces deux questions clés restent sans réponse, faute d’avancées concrètes de la part des opérateurs.
Les charges liées au démantèlement sont estimées à 22,2 milliards d’euros. Mais la Cour recommande la plus grande prudence sur ces chiffres qui « doivent être regardés avec précaution, l’expérience en la matière, tant d’EDF [centrales de première génération] que du CEA ou d’Areva, ayant montré que les devis ont très généralement tendance à augmenter quand les opérations se précisent, d’autant plus que les comparaisons internationales donnent des résultats très généralement supérieurs aux estimations d’EDF » (voir l’exemple britannique). La Cour demande d’ailleurs qu’EDF change de méthode pour le calcul de ses provisions de démantèlement. L’actuelle « ne permet pas un suivi suffisamment précis des évolutions de ces provisions ».
Chiffrer l’hypothèse d’un stockage
Surtout, la Cour des comptes « confirme la nécessité et l’urgence de faire réaliser, comme l’envisage la DGEC [aux ministères de l’Énergie et de l’Écologie], « des audits techniques par des cabinets et des experts extérieurs afin de valider les paramètres techniques » de la nouvelle méthode de calcul préconisée. « Nul doute qu’il n’y a rien de nouveau depuis le précédent rapport de la Cour sur ces coûts en 2005-2006, souligne un expert. On en saura plus seulement lorsqu’EDF aura avancé dans le démantèlement du réacteur de Chooz A, à l’arrêt depuis 1991, qui sera le premier réacteur à eau pressurisée à être déconstruit. » Les réacteurs précédemment stoppés appartenaient à une autre technique (graphite-gaz), les méthodes ne sont donc pas comparables. Les coûts non plus.
Quant aux provisions sur les coûts de la gestion des déchets de longue durée, « elles ne sont pas stabilisées », affirme la Cour. Elles reposent sur un devis de l’Andra de 2003 qui a, depuis, plus que doublé, passant de 15 à 35 milliards d’euros, « il y a donc un doute manifeste sur le bon niveau des provisions d’EDF, d’Areva et du CEA », écrit la Cour. Elle recommande que « soit rapidement fixé le nouveau devis sur le coût de stockage géologique profond, de la manière la plus réaliste possible, c’est-à-dire en tenant compte des résultats des recherches menées sur ce sujet mais sans anticiper sur leurs résultat ». Enfin, au détour de sa deuxième recommandation sur les déchets, la Cour pointe les limites du credo français en matière de retraitement des combustibles. Elle demande en effet à l’Andra d’étudier, en la chiffrant, l’hypothèse d’un stockage, dans son futur centre souterrain, des combustibles usés mox et uranium (déjà retraité une première fois) sortant des centrales. Le mythe du recyclage continue de s’effondrer.
Les Verts devraient être confortés… les pronucléaires aussi !
Pavé dans la mare, ou non-événement ? Quel sera l’impact politique du rapport de la Cour des comptes sur le vrai coût de l’électricité nucléaire ? Pèsera-t-il dans la campagne, contraindra-t-il les candidats à infléchir leur position, ou viendra-t-il seulement valider la politique nucléaire de la France ? Dans sa Lettre de mission du 17 mai 2011, François Fillon avait imposé la remise des conclusions « avant le 31 janvier 2012 ». Un temps de travail si court qu’il ne permettait pas au groupe d’experts d’intégrer rigoureusement les conclusions de l’Autorité de sûreté nucléaire, publiées le 3 janvier, car cela aurait différé la publication de plusieurs mois. Ce qui fait dire à certains que ce rapport avait surtout pour vocation de valider la politique du tout-nucléaire de la France et donner ainsi des arguments au candidat sortant, histoire de clore, une fois pour toutes, le débat ouvert par Fukushima.
Or voilà que, loin de fermer le débat public, le rapport semble l’ouvrir en grand. Il confirme en effet que le coût réel du nucléaire recèle tant d’incertitudes, en matière de démantèlement des centrales comme de stockage à très long terme des déchets, que la mesure faite à partir des comptes d’EDF n’est pas fiable. Ainsi, estime le politologue Daniel Boy du Cevipof, « ce rapport vient donner raison aux Verts qui expliquent depuis toujours que le nucléaire est beaucoup plus cher que ce que tous les responsables politiques UMP et PS répètent » à l’envi. À savoir que l’électricité d’origine nucléaire ne coûte à produire que 30 à 45 euros/MWh, contre 80 euros pour l’éolien terrestre, 120 à 140 pour la biomasse, 150 à 180 euros pour l’éolien offshore, et surtout 300 à 600 euros pour le solaire. Car ces chiffres, brandis comme preuve irréfutable de la compétitivité de la stratégie nucléaire française, sont des coûts d’aujourd’hui qui n’intègrent pas tous les coûts incertains, lesquels n’interviendront qu’à l’avenir.
Zones de flou
Ce rapport a donc l’avantage de vouloir faire la transparence sur le vrai coût du nucléaire, en prenant en compte tous les coûts passés, présents et futurs, de recherche, d’investissements et d’exploitation, mais aussi d’actualiser les flux en euros 2010, et de poser les bonnes questions sur les zones de flou. Il vient fissurer les vraies-fausses certitudes sur lesquelles reposait le consensus national sur le nucléaire. Mais il ne va pas jusqu’à écrire noir sur blanc que les provisions d’EDF pour le financement des coûts futurs sont très insuffisantes. On ne le comprend qu’en creux. En revanche, on lit bien qu’EDF a intégré dans ses comptes l’allongement à quarante ans de la durée de vie de toutes ses centrales, alors que l’ASN n’a, pour l’heure, donné son feu vert que pour deux réacteurs. Surtout, le rapport réclame distinctement que soient menées des expertises complémentaires rigoureuses sur les coûts et leurs méthodes d’évaluation. Très techniques, les experts seront cependant restés prudents dans leur rédaction.
Ce qui signifie que chacun va pouvoir s’emparer de ce document pour y trouver les éléments qui viendront étayer son programme. L’UMP, qui peaufine déjà son argumentaire de campagne en tentant d’élargir le débat aux « avantages écologiques » du nucléaire, pourra aussi affirmer, sur la foi du rapport, que « les coûts de production totaux sont in fine peu sensibles à l’évolution des charges futures ». « Si le devis de démantèlement augmentait de 50 %, affirme le rapport, le coût annuel de production de l’électricité nucléaire croîtrait de 505 millions d’euros. » Ce qui, rapporté aux 10 milliards d’euros de coûts annuels, n’augmenterait ce coût que de 5 %. De même pour la gestion des déchets radioactifs : « Le nouveau devis de l’Andra étant d’un peu plus du double de celui qui sert aujourd’hui de base au calcul des provisions d’EDF, ce doublement n’augmenterait que de 200 millions d’euros le coût annuel de production de l’électricité nucléaire. » En clair, les défenseurs de la stratégie nucléaire ne manqueront pas d’avancer que, même en augmentant très fortement les provisions d’EDF pour financer les coûts futurs, l’électricité tirée de l’atome restera, et de très loin, la plus compétitive. Et Daniel Boy de conclure : « Pas de quoi modifier radicalement les rapports de force lors de l’élection présidentielle. »