Mais qu’est donc devenue la splendeur un peu arrogante de la filière nucléaire française ? Perte de compétences industrielles, doutes sur les choix technologiques, crise de financement, incertitudes commerciales : les problèmes et les défis s’accumulent pour ses deux grands piliers, EDF et surtout Areva, qui tient son assemblée générale jeudi 19 mai, au moment où ils doivent moderniser les cinquante-huit réacteurs français et partir à la conquête d’un marché mondial qui se remet de Fukushima. LE MONDE Par Jean-Michel Bezat
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Depuis la catastrophe de mars 2011, le doute s’est même insinué dans les esprits sur la sûreté des centrales assurant les trois quarts de la production française d’électricité. Et si certains équipements étaient passés au travers de contrôles rigoureux, comme l’a récemment reconnu Areva pour son usine du Creusot (Saône-et-Loire) ? Son image s’est dégradée : deux Français sur trois jugent possible en France un accident de même ampleur, selon le baromètre 2015 de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Une enquête d’OpinionWay, réalisée en mars pour Tilder et LCI, indique néanmoins que 62 % des sondés ne sont pas favorables à l’abandon du nucléaire.
Une crise de financement
La filière (200 000 emplois) traverse une crise de financement sans précédent depuis sa création dans les années 1950. Areva est en quasi-faillite et ne doit sa survie qu’à la cession des réacteurs d’Areva NP à EDF, 6 000 suppressions d’emplois (dont 2 700 en France) et une recapitalisation massive de 5 milliards d’euros par l’Etat et d’autres investisseurs. Le groupe se recentre désormais sur le périmètre de l’ex-Cogema, disparue en 2001 : mines, enrichissement de l’uranium, fabrication du combustible, traitement-recyclage, démantèlement des centrales.
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EDF n’est pas menacé d’effondrement, mais sa situation financière est préoccupante à l’horizon 2020 en raison de l’effondrement des prix de l’électricité sur le marché de gros en Europe, tombés de 42 euros le mégawattheure (MWh) en 2014 à 29 euros aujourd’hui. Ces prix bas risquent de durer plusieurs années, alors qu’EDF vend désormais plus de 60 % de sa production sur ce marché, contre 20 % il y a encore quelques années, souligne son PDG, Jean-Bernard Lévy. De surcroît, l’ex-monopole traîne une dette de 37,4 milliards d’euros et son flux de liquidité reste négatif, ce qui l’a obligé à s’endetter davantage pour payer chaque année près de 2 milliards d’euros de dividendes à l’Etat jusqu’en 2014.
La situation financière est si dégradée que l’Etat, actionnaire à 85 % du groupe, a finalement consenti à se faire payer en actions et a autorisé une recapitalisation de 4 milliards dont il supportera les trois quarts. A condition qu’EDF cède pour 10 milliards d’actifs et renforce son plan d’économies, notamment à travers 3 500 suppressions de postes. Pour améliorer ses comptes, EDF intégrera en 2016 un prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires au-delà de quarante ans. En les amortissant sur une durée plus longue, il améliore mécaniquement ses comptes. Mais il faudra attendre 2018 pour que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) donne son feu vert « générique » à une prolongation des réacteurs jusqu’à cinquante ans, avant de les ausculter un à un.
Une incertitude technologique
Le couple EDF-Areva souffre aussi d’un problème industriel. Depuis le début de sa conception dans les années 1990, l’EPR franco-allemand (Siemens s’est retiré en 2009) est critiqué pour sa complexité. Et, depuis le lancement des chantiers des têtes de série en Finlande (Olkiluoto) et en France (Flamanville), pour son coût de construction non maîtrisé. Il est quasi certain que des EPR fonctionneront dans les prochaines années, même si les projets français et finlandais accusent d’énormes retards (six à sept ans) et que le devis initial a été multiplié par trois (plus de 10 milliards). Mais la filière doit retrouver son excellence opérationnelle d’antan, analysent de nombreux experts. Symbole des défaillances actuelles : la cuve de Flamanville. Elle pourrait être démontée en 2017 si l’ASN juge que les défauts décelés en 2014 sont incompatibles avec une exploitation sûre de l’EPR.
Il ne fait plus de doute que ce sont les EPR chinois de Taishan qui entreront les premiers en service, malgré un début de construction plus tardif. La filière française a beau garder une très bonne image dans le monde, la liste de la soixantaine de réacteurs en construction montre qu’elle est à la traîne, derrière les Russes (Rosatom), les Chinois (CGN et CNNC), les Japonais (Toshiba-Westinghouse) et les Sud-Coréens (Kepco). A ce jour, seule la Chine a acheté des EPR, et EDF a prévu d’en construire quatre outre-Manche. L’Inde a relancé EDF en lui demandant, pour fin 2016, « une proposition technico-économique complète sur un site qu’elle [leur] a désigné pour la construction de six EPR », a récemment annoncé Xavier Ursat, patron du « nouveau nucléaire ».
Le cas Hinkley Point
Cette fragilité financière et ses déboires industriels expliquent qu’EDF hésite toujours à investir dans les deux EPR d’Hinkley Point (Royaume-Uni), dont il va supporter 66,5 % des 24 milliards d’euros. Les syndicats et certains cadres du groupe, y compris à des niveaux élevés, jugent l’entreprise incapable de mener à bien ce projet, financièrement et industriellement. Ils plaident pour un report de deux ou trois ans, le temps de mettre au point l’« EPR optimisé » moins coûteux. Devant le refus de M. Lévy, le directeur financier a démissionné. « Qui parierait de 60 % à 70 % de son patrimoine sur une technologie dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne ? », indiquait l’ancien directeur financier Thomas Piquemal, le 4 mai, lors de son audition par les députés.
Le doute s’est insinué jusqu’au cœur de l’Etat. Le chef de l’Etat a certes réaffirmé, mardi 17 mai, sur Europe 1, qu’il était « favorable » au projet. « Il est très important de faire comprendre que nous avons besoin d’avoir une industrie nucléaire qui soit de haute performance, de haute sûreté en France, et que nous ne pouvons pas laisser non plus à l’exportation d’autres venir sur des terrains qui, jusqu’à présent, pouvaient être français », a souligné François Hollande. Mais, quelques jours auparavant, la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, s’inquiétait dans le Financial Times des « sommes colossales en jeu » en se demandant s’il fallait« continuer avec ce projet ». Le chinois CGN, partenaire d’EDF, a fermement démenti, mardi, toute volonté de faire cavalier seul si EDF jetait l’éponge.
Des interrogations sur la sûreté
A mesure que les centrales vieillissent, un autre doute s’insinue : et si elles étaient devenues dangereuses ? EDF et Areva viennent de lever un doute : les réacteurs en service sont sûrs. Et ce, malgré les « anomalies »que les ingénieurs d’Areva ont eux-mêmes détectées – et transmis à l’ASN – dans le contrôle de certaines pièces forgées dans son usine du Creusot (Saône-et-Loire). Des pratiques jugées « inacceptables » au sein même de l’entreprise, mais qui ne signifient pas que ces éléments étaient défectueux. Les doutes ne seront définitivement dissipés qu’une fois que l’ASN, seule juge en la matière, aura rendu son avis.
Le gendarme du nucléaire estimait en 2015 que le niveau de sûreté des installations d’EDF était « satisfaisant ». La France n’a jamais connu d’accidents aussi graves que ceux de Tchernobyl (1986) ou de Fukushima (2011), ni même de Three Mile Island aux Etats-Unis (1979). Seule la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux a connu un accident (niveau 4 sur une échelle de 7), en mars 1980, sur une technologie (uranium naturel-graphite-gaz) abandonnée à la fin des années 1960. Mais l’ASN et son bras armé, l’IRSN, « n’ont actuellement pas les ressources nécessaires pour assurer pleinement leurs missions de contrôle », répète le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet. Faute d’avoir obtenu les 150 postes supplémentaires qu’il réclamait au gouvernement, il s’est donné comme priorité d’expertiser le parc existant, au détriment des équipements en construction.
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