Quelques considérations sur le mouvement antinucléaire à la lumière du livre de Sezin Topçu, La France nucléaire 5 janvier 2014 par GUILLAUME BLAVETTE Blog Mediapart
En 1974, Michel Poniatowski, ministre de l’intérieur, pouvait proclamer sans susciter une vive indignation que les antinucléaires sont des « ennemis de l’intérieur« . Quelques mois plutôt, Pierre Poujade, premier ministre de la nature et de l’environnement, était renvoyé par Mesmer. « Les industriels de la pate à papier et les partisans du tout nucléaire ont eu ma peau, » déclara t il dans un livre qui reste d’actualité[1]. Ces deux faits donnent à voir clairement le statut d’exception dont bénéficie le programme nucléaire français. La puissance du lobby nucléaire a cassé ceux qui refusaient de se soumettre et tenté de disqualifier ceux qui s’y opposaient. Le 16 avril 1974, en pleine campagne présidentielle, La Lettre de l’Expansion considérait qu' »il ne suffit pas de défendre l’environnement et de réclamer l’arrêt des gaspillages, l’arrêt du nucléaire ou de contester le pillage du Tiers-Monde pour prétendre gouverner un pays…«
En quelques mois, suite à la décision historique d’engager la France sur le voie tu tout nucléaire, tout était en place. L’Etat drapé dans son infaillibilité ordonnait un plan de construction massif de centrales nucléaires pour « garantir l’indépendance énergétique du pays ». Les opposants à ce plan délirant étaient alors taxés d’irresponsabilité, d’obscurantisme voire même qualifiés d’anti-France. Cela n’empêcha pas le mouvement antinucléaire de se former et de se renforcer et d’expliquer son refus de l’atome.
« Le mythe démagogique de l’atome bénéfique et pacifique d’écroule, écrivait Pierre Fournier en 1971 dans La Gueule ouverte. Le mouvement de protestation s’amplifie et s’internationalise contre une industrie symbole inhumain de la société de gaspillage qui fut le support de l’atome guerrier avant de devenir sa filiale qui, dispensant la forme de pollution la plus insidieuse, la plus grave et la plus irréparable, signerait, s’il n’y était mis fin, le pourrissement et la mort de notre espèce. Les profiteurs, sentant que le vent tourne, achèvent de se remplir les poches en accélérant avec frénésie la mise en œuvre d’un processus irréversible. Nos enfants seront placés, demain, devant l’apocalypse, comme devant un fait accompli. De la bataille qui s’engage, nous pouvons affirmer sans grandiloquence, car il s’agit de la stricte attitude d’un constat, que le sort de l’humanité en dépend.[2]«
Quarante trois ans plus tard les même phrases pourraient être écrites alors que le lobby nucléaire s’apprêtent à enfouir des dizaines de milliers de tonnes de déchets à Bure au mépris de la vie et de la plus élémentaire prudence. Pour autant la situation a considérablement évolué. Non seulement le mouvement antinucléaire n’a pas disparu mais il s’est diversifié et a pu accéder à des postes de pouvoir pour combattre la pieuvre nucléaire[3]. Les médias ne sont plus sourds aux prises de position des opposants à l’atome et relaient leurs propositions[4]. Mediapart consacre très régulièrement son site à la critique du nucléaire et aux côtés du Canard enchainé dénonce les failles d’une industrie en déshérence.
Les choses ont donc bel et bien changé même si la fonction de ministre de l’environnement reste précaire[5], même s’il est difficile de faire carrière dans le champ gouvernemental sans donner des gages au lobby nucléaire. Les privilèges de l’industrie nucléaire ont été rogné depuis la mise en chantier des réacteurs à uranium naturel dans les années 1960. Le 21 août 2013, l’Autorité de sureté publiait une décision sur la maitrise des nuisances et de l’impact sur la santé et l’environnement des installations nucléaires[6] qui apporte une réponse concrète à beaucoup de problèmes mis en cause par le mouvement antinucléaire depuis les premières mobilisations. Certes cette réponse peut paraître insuffisante mais c’est aujourd’hui un fait : le nucléaire est non seulement dangereux mais il est nocif. On ne peut donc parler d’un échec du mouvement antinucléaire français. Tout au plus il est en crise. En crise non pas tant en raison de la puissance du lobby nucléaire mais en raison de querelles stériles en son sein qui ruinent sa capacité à gagner l’essentiel, l’arrêt des réacteurs en fonctionnement et des projets en cours.
La situation paradoxale du mouvement antinucléaire
Le mouvement antinucléaire de France peut sembler en crise. Si la catastrophe de Fukushima a entrainé le retour de la question nucléaire sur le devant de la scène publique en 2011, elle n’a pas entrainé en France de décisions notoires. Le gouvernement Fillon a habillement renvoyé ce problème à la sphère technique en chargeant l’Autorité de sureté nucléaire d’établir une analyse de la robustesse des installations nucléaires de base. Malgré les efforts des différentes composantes du mouvement antinucléaire, la question nucléaire est restée en marge de la campagne présidentielle. Le candidat Hollande, tout autant que l’ex-président Sarkozy, a tenu à affirmer son soutien à la filière nucléaire concédant tout au plus d’engager l’arrêt de la centrale de Fessenheim et de surseoir à la construction d’un EPR à Penly. Pour le reste il a opposé une fin de non recevoir aux revendications du mouvement écologiste admettant seulement l’organisation d’un débat sur l’énergie et une baisse hypothétique la part du nucléaire de 75% à 50% de la production d’électricité d’ici 2025…
D’aucuns pourraient voir là un nouvel exemple de la défaite historique du mouvement antinucléaire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La chaine humaine organisée par le Réseau Sortir du nucléaire en mars 2012 a réuni tout au plus 60 000 personnes dans la vallée du Rhône, celle de 2013 qui eut lieu à Paris quelques 5 000 manifestants au grand maximum. La question nucléaire ne suscite pas de vastes rassemblement comme en Allemagne. Elle n’en est pas pour autant absente de la scène publique. Des associations, des ONG et même des partis politiques persévèrent à mettre en cause l’industrie nucléaire tant civile que militaire. Si le nucléaire n’est pas aux premiers rangs des préoccupations des français, il est toujours présents. Le nucléaire n’est plus comme il y a trente ans l’objet d’une omerta gênée. La presse fait aujourd’hui un travail très appréciable pour alimenter un débat que les politiques rechignent à aborder. La question énergétique est même devenue un sujet majeur auxquels les collectivités locales essaient d’apporter des réponses[7].
Quelque chose s’est donc produit au court des quarante dernières années. Quelque chose qui n’est pas spectaculaire. Quelque chose qui n’a rien à voir avec un certain romantisme militant. Mais une chose qui explique une défiance profonde vis à vis du nucléaire[8]. Quelque chose qui explique pourquoi de plus en plus de ménages, d’entreprises et d’administrations revoient leur manière de consommer l’énergie voire l’origine de l’énergie qu’ils utilisent. Le règne sans partage du nucléaire et de l’utopie du « tout électrique » a vécu.
Si certains voient là la résultante du militantisme en faveur de la transition énergétique en vogue depuis le début des années 2000, il convient de ne pas oublier que ces propositions ne sont jamais qu’une déclinaison des revendications de ceux et celles qui ont posé la question du nucléaire[9]. Du reste bon nombre des principaux partisans de la transition énergétique viennent du mouvement antinucléaire. C’est en son sein que s’est forgé leur imaginaire et qu’ils ont imaginé de nouveaux modes d’actions, un nouveau discours pour favoriser ce qu’il faut bien appeler un dépérissement du nucléaire, voire une dénucléarisation des esprits et des comportements.
A l’inverse de ce que beaucoup dénoncent, il n’y a pas de différence de nature entre le mouvement antinucléaire stricto sensu et le mouvement pour la transition énergétique. Il s’agit seulement de deux stratégies distinctes qui visent un même objectif. Deux stratégies qui ne se recouvrent pas totalement mais qui ne sont pas suffisamment éloignées pour que l’on puisse parler de divergence. Tout au plus, on peut regretter une certaine prudence des acteurs de la transition énergétique pour ne pas dire une réticence à aborder de front la question du nucléaire.
Finalement le caractère protéiforme du mouvement antinucléaire décrit par Selzin Topçu reste un fait en 2013. Il existe aujourd’hui comme hier un large spectre de discours, de pratiques et de propositions antinucléaires. Loin d’avoir perdu par la partie, ce mouvement hétérogène persévère. dans l’action face à la pieuvre nucléaire qui gangrène l’Etat et les médias.
Une mémoire ne saurait l’emporter sur les autres
La parution du livre de Sezin Topçu, en septembre 2013, a donné lieu à de nombreux commentaires[10]. Le 18 septembre dans les colonnes du Monde, Pierre Le Hir accorde une large place à ce livre. « Dépassant le constat maintes fois dressé d’un « Etat nucléaire », où le corps des X-Mines vampirise cabinets ministériels, entreprises du secteur de l’énergie et organismes publics, la chercheuse dissèque au scalpel, d’une façon presque clinique, la dialectique complexe et changeante du rapport de forces entre pouvoir et mouvement antinucléaire[11]. »
Le 22 octobre, l’auteure participe à l’émission d’Isabelle Taitt, laDemi heure radioactive sur Radio galère[12]. L’auteure donne à voir à cette occasion sa passion pour le mouvement antinucléaire datant des années 1970 qu’elle présente comme « protéiforme, très riche et puissant« . Sezin Topçu montre clairement que ce mouvement moins d’être isolé portait une critique largement répandue dans l’opinion publique. Sa force venait de la grande diversité des acteurs qui ont porté des critiques du programme nucléaire[13]. Non seulement les riverains touchés directement par les projets de l’Etat mais aussi des scientifiques, des syndicalistes, des militants écologistes et des associations environnementalistes ont convergé pour constituer une force sociale que certains considèrent comme la plus forte en Europe à l’époque. « Un éventail d’acteurs a mis en œuvre un éventails d’actions et de formes d’engagement. » Le nucléaire était alors mis en cause non pas tant comme une technologie couteuse, dangereuse et inutile mais parce qu’il s’agissait d’un choix de société imposé du fait du prince.
Sezin Topçu ne cache pas sa nostalgie pour cette époque de la lutte antinucléaire en France que beaucoup encore aujourd’hui considèrent comme un « âge d’or« . Elle déplore une « focalisation sur les seuls risques techniques à partir des années 1980 » qui a « inévitablement la scientifisation voire la bureaucratisation de la critique[14]. » Le mouvement antinucléaire se serait fait piéger par la mise en œuvre après Tchernobyl d’un « gouvernement des critiques par l’impératif participatif[15]. » Si le propos est séduisant il n’en est pas moins caricatural. Sezin Topçu porte une mémoire du mouvement antinucléaire mais n’en fait pas l’histoire. Son discours est dictée par des présupposés que l’on aurait aimé voir figurer en introduction au lieu de subir des considérations méthodologiques contestables[16]. Une interview donné à la Revue Contretemps en juillet 2011 permet de mieux concevoir le positionnement de l’auteure :
Comment expliquer le fait que le mouvement antinucléaire, une fois passées ses heures de gloire, n’arrive plus à se redresser, alors même que bien de risques dénoncés dans les années 1970 sont désormais des catastrophes avérées ? Pourquoi les Français continuent-ils à faire confiance au nucléaire alors que les Allemands et les Italiens ont tout de suite dit « si même les Japonais, connus pour leur excellence technologique, n’ont pas su maîtriser cette filière, nous ferions mieux de nous en passer » ? On peut effectivement considérer, de ce point de vue, qu’il y a une singularité française qui est directement liée, me semble-t-il, à la toute-puissance du secteur nucléaire français. C’est ce que j’ai essayé de mettre en évidence dans ma recherche. J’ai cherché à montrer comment, en France, les voix critiques ont été transformées, cooptées, mais aussi intimidées voire réprimées grâce à des stratégies industrielles et gouvernementales très précises déployées depuis les années 1970. On devrait à mon avis essayer de comprendre la faiblesse des réactions au nucléaire dans cette perspective.[17]
Le postulat est claire. Pour Selzin Topçu comme pourContretemps, le mouvement antinucléaire est en situation d’échec à l’été 2011. Les causes de cet échec sont évidentes, c’estla posture de l’expert qui a amené le mouvement à se couper des masses et, une fois isolé, à collaborer avec l’adversaire. On retrouve là une figure classique de la critique du mouvement écologiste par le courant libertaire[18]. Non seulement cela n’est pas fondé mais il s’agit là d’une approche fort réductrice. La contre-expertise a toujours fait partie des stratégies du mouvement antinucléaires depuis l’opposition à la construction de Brennilis[19].
Les acquis de l’impératif participatif
Manifestement des considérations politiques l’emportent sur le souci de rendre compte de l’hétérogénéité du mouvement antinucléaire et de la diversité des pratiques. Sezin Topçu en se drapant de la vertu de l’objectivité universitaire ne fait jamais que proposer un point de vue et non une étude complète des résistances au nucléaire. Le regard qu’elle porte sur la France nucléaire n’appréhende pas la situation dans sa complexité, de repérer des paradoxes c’est à dire de présenter une configuration singulière qui n’est réductible à aucun schéma préconstruit. Pour ne prendre qu’un exemple : si le droit à l’information n’est pas encore garanti, force est de reconnaître qu’aujourd’hui de plus en plus de choses sont connues notamment parce que des dossiers très confidentiels parviennent aux antinucléaires.
En effet, « on a affaire à une multitude de moyens employés par l’État et les industriels pour encadrer les critiques, pour convertir l’opinion publique à la cause nucléaire[20]. » Pour autant cela ne signifie aucunement que s’est opérée une domestication du mouvement antinucléaire, ne serait ce que de ses composantes les plus techniciennes. Le gouvernement de la critique présenté par Sezin Topçu s’il a été envisagé n’a jamais été mis en œuvre complètement. Comme le donne à voir le débat public sur le projet de stockage en couche géologique profonde à Bure des matières radioactives, les groupes antinucléaires ne se résignent pas à occuper la place que le pouvoir veut leur concéder. Les instances participatives mises en place au cours des dernières décennies ne leur laissent du reste qu’une place bien modeste[21].
La « démocratie nucléaire » en France, si tant est que l’on puisse utiliser cette expression, n’a jamais eu vocation à associer des antinucléaires à la gestion de cette industrie mais à mettre en scène l’acceptation sociale du nucléaire. Ainsi a-t-on vu se constituer des associations faisant la promotion de l’industrie nucléaire au cours des années 1990 : les écologistes pour le nucléaire[22], la société française d’énergie nucléaire[23], et même une association persuadée que le nucléaire est la meilleure garantie pour faire face au réchauffement climatique[24], sans parler de la LPO principal agent du greenwashing auquel se livre EDF[25]. Avec les syndicats, qui ont renoncé depuis bien longtemps à la critique de la technologie nucléaire, s’est formée une société civile nucléophile à mesure que l’Etat constituait des instances en charge de la sureté nucléaire, de la transparence et de l’information.
Loin de vouloir intégrer les antinucléaire, l’Etat a cherché par tous les moyens à endiguer leur influence et à verrouiller leur discours. Les CLI restent pour la plupart sous l’égide des conseils généraux et accordent une large place aux élus locaux friands de la manne nucléaire[26]. Le HCTISN quant à lui est laissé aux mains des partisans de l’énergie atomique de par les modalités de nomination de ses membres[27]. Malgré cela des antinucléaires n’ont jamais dérogé aux responsabilités qui sont les leurs, à savoir agir en tout lieu pour convaincre de la nécessité d’impérieuse de mettre un terme à l’exploitation industrielle et militaire de l’énergie atomique. Même minoritaires, ils se sont toujours efforcer de prouver les dangers et les limites du nucléaire, et plus encore à casser le statut d’exception dont bénéficie ce secteur à haut risque.
En dépit de leur statut minoritaire et des multiples stratégies pour limiter leur audience, les antinucléaires ont pu agir et peser sur les choix politiques et administratifs. Si des projets nucléaires ont été imposés, il n’en reste pas moins que la législation a considérablement progressé en France. L’activité de contrôle de l’Autorité de sureté s’est renforcé au point d’entrainer des arrêts du chantier EPR voire d’empêcher le redémarrage de certains réacteurs. Les exploitants nucléaires ne disposent plus aujourd’hui de tous les privilèges qui leur avaient été accordés depuis les années 60 pour mener à bien leurs projets. Un véritable bras de fer a eu lieu et continue entre le mouvement antinucléaire et l’industrie de l’atome. Un bras de fer discret mais opérant qui se traduit par un résultat concret : jusque là l’accident si probable n’a pas eu lieu. La vigilance constante des antinucléaires, leur capacité à donner à voir la faiblesse de la technologie nucléaire exerce une contrainte salutaire sur les exploitants et les pouvoirs publics. Et chaque année normes et règlements se renforcent au point de rendre le nucléaire absurde économiquement.
Articuler plutôt qu’opposer
La France est encore loin de la sortie du nucléaire non pas tant en raison de la faiblesse du mouvement antinucléaire mais de la puissance très singulière du lobby nucléaire[28]. La critique n’a pas été gouvernée quoi qu’en dise Sezin topçu, elle a été contenue, encadrée, limitée. Si les antinucléaires ont gagné un renforcement de la législation et des moyens de contrôle, ils n’ont jamais pu mettre en cause l’acharnement de l’Etat à poursuivre le développement de l’industrie nucléaire. Tout au plus la construction de l’EPR a été repoussée d’une décennie grâce à l’action résolue de Corinne Lepage puis de Dominique Voynet.
Le débat national sur la transition énergétique organisée par le gouvernement Ayrault a donné à voir la réalité des rapports de force[29]. En dépit des promesses de changement, ce débat n’a fait que rejouer le même scénario avec les mêmes acteurs que les débats précédents sur l’énergie[30]. Les partisans de l’atome ont été favorisés à tous les niveaux alors que les partisans de la transition, privés d’une authentique tribune, n’ont jamais eu la possibilité de faire valoir l’ensemble de leurs arguments en particulier sur le nucléaire[31]. Henri Proglio a pu à loisir défendre la pertinence du choix nucléaire et se permettre d’exiger son irréversibilité. Comble du paradoxe, c’est l’Autorité de sureté qui a opposé à l’exploitant nucléaire une fin de non recevoir[32]… alors que cela revenait en principe au pouvoir politique !
De là à parler d’une irresponsabilité des politiques face au nucléaire, il n’y a qu’un pas. Faute d’une quelconque compétence sur les sujets énergétiques, les forces politiques dominantes par facilité mais aussi par convenance sociale s’en sont toujours remises aux grands corps[33]. Par le jeu croisé des choix militaires et de la fascination pour la technologie, l’industrie de l’atome s’est niché au cour des Trente Glorieuses au coeur de l’appareil d’Etat[34]. Le nucléaire a ainsi en France une dimension de classe au sens le plus marxien du terme. Bien plus qu’un simple moyen de production, le nucléaire est élément central de la société de consommation qui a triomphé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[35]. Il s’agit non seulement d’une industrie qui méprise les hommes[36] et l’environnement, mais c’est une matrice idéologique par laquelle des représentations ont été imposées et des élites ont reproduit leur influence sociale, culturelle et politique[37].
Agir contre le nucléaire ne consiste donc pas seulement à mettre en cause un choix technologique et les risques qu’il présente, cela implique de proposer des alternatives effectives et plus encore d’autres imaginaires. L’ampleur de la tache est immense. Si immense qu’une grande variété de modes d’action peuvent contribuer à la dénucléarisation de la société française. Le statut d’antinucléaire ne saurait ainsi être réservé à quelques activistes et autres contre-experts qui consacrent tout leur temps à surveiller les installations nucléaire. Tous ceux et celles qui produisent et consomment autrement contribuent au dépérissement du nucléaire même s’ils ne militent pas au sens traditionnel du terme.
Mais pour que cette dynamique commune apparaisse clairement comme une force sociale faut il encore que chacun reconnaisse la singularité de l’autre et la complémentarité des pratiques. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Trop de militants antinucléaires refusent d’admettre la dimension culturelle de la sortie du nucléaire et se murent dans une intransigeance qui les coupe du plus grand nombre. Ceux mêmes qui larmoient sur l’échec du mouvement sont les moins enclins à œuvrer à son élargissement voire à concevoir des alliances improbables pour construire un puissant bloc historique comme en Allemagne… seul possibilité pour gagner l’arrêt définitif du nucléaire.
Sortir des querelles intestines
Le discours de Sezin Topçu succombe à un certain romantisme militant. Dans l’interview donné à Médiapart le 3 janvier 2014[38], elle n’emploie jamais l’expression mouvement écologiste et regrette l’absence en France d’un vaste « mouvement social » qui aurait entrainer comme en Allemagne ou en Italie une décision politique de sortie du nucléaire. Se faisant elle se contredit elle-même en ramenant le nucléaire au seul problème énergétique. Le nucléaire ne saurait se résumer à cette seule problématique c’est aussi et surtout un élément essentiel des dispositifs militaro-industriels modernes. Les militants allemands très attachés au pacifisme l’ont parfaitement compris et toujours dénoncé le mythe de l’atom for peace d’Eisenhower. Il n’y a pas d’alternative au nucléaire d’autant plus que la meilleure énergie est celle qui n’est pas produite. Le nucléaire est en quelque sorte un monstre qui gangrène les imaginaires et les modes de vie et assure un pouvoir de vie et de mort sur la Nature et l’Humanité à une petite « élite »…
Ce n’est donc pas un mouvement protestataire qui suffira à abattre l’industrie nucléaire. Aucune manifestation aussi puissante soit-elle ne pourra entrainer seule un arrêt général du nucléaire et plus encore de stopper les menaces radioactives qui souillent la planète. Afin de garantir une fin définitive du nucléaire, il revient au mouvement antinucléaire d’être lui aussi une pieuvre aux milles bras, ouverte sur la société, qui conteste le nucléaire mais aussi lui oppose des alternatives. Il n’y a ni front principal ni fronts secondaires. Toutes les pratiques publiques et privées, collectives et individuelles peuvent contribuer à abattre l’industrie de l’atome.
Or en France cette reconnaissance de la diversité des modes d’action et le souci de les articuler fait défaut aujourd’hui. Le mouvement antinucléaire se caractérise par une multiplicité de querelles, de rivalités, de débats idéologiques souvent stériles. Il s’épuise et lasse ses sympathisants en se perdant dans des oppositions absurdes entre partisans de l’arrêt progressif et partisans de l’arrêt immédiat, entre « techniciens » et « philosophes« , entre « écologistes » et « libertaires », entre militantset activistes ,etc. Les raisons de l’échec du mouvement sont plus probablement à chercher de ce côté que de celui d’une industrie nucléaire qui ne fait que persévérer dans son être avec la complicité de l’appareil d’Etat et des intérêts financiers.
Il ne faut pas être spécialiste du nucléaire pour comprendre que cette industrie bénéficie de capacité d’actions extraordinaires, de privilèges exorbitants et de relais dans la plupart des secteurs de la société. Cette industrie essaie de tout verrouiller, tentant de contrôler l’information et les modes d’expression des opposants. Cela n’étonne personne. Ce qui fait problème aujourd’hui c’est l’incapacité des antinucléaires de quelques obédiences que ce soit à agir en commun. La gouvernance du Réseau Sortir du nucléaire depuis 2010 n’est pas étrangère à cette crise. La prudence des partis politiques qui accompagnent le mouvement antinucléaire depuis quarante ans ne l’est pas non plus. La capacité de certaines associations à admettre que l’on peut encore vivre avec le nucléaire le temps que les énergies renouvelables arrivent à maturité ne l’est pas non plus.
Puisque le nucléaire est une catastrophe quotidienne qui met en péril la société humaine, il est urgent que tous ceux et celles que cette industrie révolte acceptent d’œuvrer ensemble. Il y a tellement de sujets à dénoncer, de pratiques à développer et d’alternatives à mettre en œuvre qu’il y a de la place pour tout le monde. Les sujets d’indignation ne manquent pas : les déchets, les transports, les impacts environnementaux et sanitaires, les pollutions chimiques et thermiques, la gabegie financière, le sacrifice de milliers de travailleurs qui bouffent de la dose à longueur d’arrêt de tranche, le non respect du droit du travail, les manœuvres de l’exploitant pour échapper au contrôle de l’autorité de sureté, le mythe de la gestion post accidentelle. Ce qui manque aujourd’hui c’est la résolution à s’attaquer au nucléaire, à expliquer pourquoi le scandale est permanent et qu’il est urgent d’y mettre fin… puisque l’électricité est abondante en Europe en particuliers grâce au développement des EnR et de l’efficacité énergétique. Le verrou énergétique a sauté ne reste plus qu’à ébranler quelques verrous culturels pour que le règne du nucléaire touche à sa fin. Il faut seulement que la multitude admette que c’est possible.
[1] Pierre Poujade, Le ministère de l’impossible, Paris, 1975, Callmann-Lévy
[2] cité par CM Vadrot, La centrale indémontable, petite histoire explosive du nucléaire français, Paris, 2012, Max Milo, p 26.
[3] Bernard Laponche, nucléaire, une exception française ? in ecorev n°10, http://ecorev.org/spip.php?article88
[4]http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/02/20/greenpeace-presente-sa-contre-expertise-sur-le-nucleaire-francais_1645609_3244.html
[5] http://www.reporterre.net/spip.php?article4658
[6] http://www.asn.fr/index.php/Les-actions-de-l-ASN/La-reglementation/Consultations-du-public/Archives-des-consultations-du-public/Maitrise-des-nuisances-et-de-l-impact-sur-la-sante-et-l-environnement
[7] http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/energies-environnement/developpement-durable/221151599/collectivites-locales-cles-t ; http://www.amorce.asso.fr/IMG/pdf/enp20-30coll.pdf ; http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/220613/quelle-gouvernance-territoriale-au-service-de-la-transition-energetique
[8] Les Français, le nucléaire et la campagne présidentielle :https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=aWVwZy5mcnx0cmllbGVjfGd4OjY1ZTNmNGIwMTA0ZmRjZGM
[9] http://www.dailymotion.com/video/x18vssz_monique-sene-est-elle-anti-nucleaire_news
[10] http://www.laparisienneliberee.com/tag/sezin-topcu/
[11] http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/18/dialectique-du-nucleocrate_3480117_3260.html
[12] http://www.youtube.com/watch?v=w-oHx_V_iTc&feature=youtu.be
[13] http://www.ina.fr/video/CAB7700857001 ;http://www.ina.fr/notice/voir/RXC04007466 ;http://www.ina.fr/video/CAA8000366001/plogoff-le-nucleaire-conteste-video.html
[14] Sezin Topcu, La France nucléaire, Paris, 2013, Le Seuil, p 334
[15] idem, p 329.
[16] l’usage qu’elle fait des concepts foucaldiens est très contestables d’autant plus qu’elle ne replace les différentes époques du mouvement antinuke dans leur historicité.
[17] http://www.contretemps.eu/interviews/critique-nucl%C3%A9aire-gouvernement-opinion
[18] http://1libertaire.free.fr/BCharbonneau12.html et plus spécifiquement au sujet de la question nucléairehttp://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/europe-ecologie-les-verts-au-118445
[19] Claude-Marie Vadrot, op cit.
[20] Contretemps, op cit.
[21] Le sort réservé aux associations antinucléaires en novembre 2013 dans la Manche donne à voir le réel de l’impératif participatif présenté par Sezin Topçu,http://www.lamanchelibre.fr/cherbourg/actualite-47076-flamanvilleles-associations-antinucleaires-ecartees-.html
[22] http://www.ecolo.org/intro/introfr.htm
[24] http://www.sauvonsleclimat.org/manifeste-slc.html
[25] http://www.lpo.fr/partenariats/edf ;https://www.lenergieenquestions.fr/les-initiatives-dedf-pour-preserver-la-biodiversite/
[27] http://www.hctisn.fr/rubrique.php3?id_rubrique=2
[28] Nicolas Lambert décrit magnifiquement cette configuration dans sa pièce Un avenir radieux, histoire, d’une fission française :http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/10/17/l-avenir-radieux-de-l-a-democratie_1776746_3246.html ;http://www.franceculture.fr/oeuvre-avenir-radieux-une-fission-francaise-de-nicolas-lambert
[29] http://www.transition-energetique.gouv.fr/
[30]http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/034000591/0000.pdf
[31] http://www.transition-energetique.gouv.fr/sites/default/files/cahiers/contribution_du_collectif_au_dnte.pdf ;http://blogs.mediapart.fr/blog/guillaume-blavette/140613/contribution-associative-au-bilan-des-debats-sur-la-transition-energetique-de-haute-normandi
[32] http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/10/14/le-fonctionnement-des-centrales-nucleaires-au-dela-de-quarante-ans-n-est-pas-acquis_3495459_3244.html
[33] http://www.ecorev.org/spip.php?article89 ;http://www.slate.fr/story/36491/france-nucleaire-nucleocrate
[34] Une réelle connaissance de l’œuvre de Foucault aurait pu amener Sezin Topçu à envisager la dimension biopolitique de l’atome décrite dans « Il faut défendre la société » (Cours au Collège de France de 1976, édités en 1997, p 226)
[35]http://infokiosques.net/IMG/pdf/Ivan_Illich_Energie_et_equite.pdf
[36] http://www.terraeco.net/France-qui-sont-les-precaires-du,16316.html
[37] http://www.reporterre.net/spip.php?article125
[38] http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030114/sezin-topcu-le-nucleaire-gouverne-par-le-secret