L'ombre de Tchernobyl

Le nucléaire est-il dangereux ? Les autorités françaises de sûreté n’excluent pas la possibilité d’un accident très grave dans notre pays ; l’industrie répond que, bien encadré, le nucléaire est beaucoup plus sûr que des sources d’énergie concurrentes. Elle insiste sur le fait que la catastrophe nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011, qui aurait pu la condamner définitivement, n’a fait aucun mort.  Elle a certes raison de brocarder les antinucléaires qui lui imputent les victimes du tremblement de terre et du tsunami subséquent. Plus problématique est la phrase prononcée par un haut responsable français de l’énergie après la catastrophe du 26 avril 1986 : « Tchernobyl fut un accident soviétique et non pas un accident nucléaire. » |Par Jean-Pierre Dupuy (Ingénieur général des Mines, philosophe, président de la commission d’éthique de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) LE MONDE  

L’eau est le remède et le poison de Fukushima. Il fallait de l’eau pour refroidir les réacteurs, mais c’est le tsunami qui a noyé les pompes ; il faut de l’eau pour éviter que le combustible usagé atteigne des températures dangereuses, mais cette eau se déverse ensuite dans l’océan et menace de polluer les nappes phréatiques. Cette eau radioactive ne ferait-elle donc aucun mort ?

AVERTISSEMENT

L’évaluation des conséquences de Tchernobyl est plus que jamais une ombre au tableau de l’industrie nucléaire. Pour le vingtième anniversaire de la catastrophe, en avril 2006, la revue Nature publia un numéro spécial, dont la conclusion était : « Si une étude complète et indépendante des conséquences de l’accident nucléaire le plus terrible à l’échelle mondiale n’est pas réalisée, et ses résultats publiés d’une telle façon que tout un chacun puisse en comprendre la teneur et s’en faire une idée juste, des estimations follement divergentes continueront d’être énoncées, et la défiance que le public éprouve à l’endroit de l’industrie nucléaire continuera d’augmenter. »

Cet avertissement n’a pas été entendu, et Fukushima a fait déborder le vase, si l’on en croit l’épidémie de renoncements au nucléaire qui en est résulté.

Des estimations divergentes, on ne saurait mieux dire. Jamais un événement historique n’a fait l’objet d’évaluations aussi contrastées. Entre le chiffre officiel de quelques dizaines de décès et celui de quelques centaines de milliers que l’on avance parfois dans la zone contaminée où vivent 10 millions de personnes, le rapport est de 1 pour 10 000. Il me paraît difficile d’expliquer cette divergence abyssale par la malhonnêteté des uns et le ressentiment des autres.

La question est en vérité d’ordre philosophique. Il existe des actions ou des faits qui ont une probabilité extrêmement faible de produire un effet considérable. Parce qu’elles sont insignifiantes, un calcul moral devrait-il tenir ces probabilités pour nulles ? Il existe des actions ou des faits qui produisent des effets imperceptibles, mais qui touchent un très grand nombre de personnes. Parce que ces effets sont infimes, devrait-on les passer par pertes et profits ?

LA THÈSE OFFICIELLE

Lorsque les doses radioactives sont très étalées dans le temps et distribuées sur une vaste population, il est impossible de dire d’une quelconque personne désignée qui meurt d’un cancer ou d’une leucémie qu’elle est morte du fait de Tchernobyl. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la probabilité qu’elle avait a priori de mourir d’un cancer ou d’une leucémie a été très légèrement accrue du fait de Tchernobyl.

Les quelques dizaines de milliers de morts qu’aura causées (selon mes propres estimations, voir Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère, Seuil, 2006) la catastrophe nucléaire ne peuvent donc être nommées. La thèse officielle consiste à en conclure qu’elles n’existent pas.

Les morts de Tchernobyl ont un statut très particulier. Ce ne sont pas des morts statistiques, comme lorsqu’un sniper tire au hasard sur une foule. Ce ne sont pas des morts virtuelles, comme celles qu’on évite en résorbant un point noir routier. Ce sont des morts bien réelles, mais sans identité, puisqu’elles se distribuent sur l’ensemble des morts dites naturelles qui affectent une population donnée et dont elles augmentent le nombre faiblement. Rien ne distingue un cancer causé par les radiations d’un cancer ordinaire.

Les effets de la radioactivité sur le métabolisme cellulaire sont similaires aux accidents spontanés qui causent les cancers « naturels » dont meurent 20 % d’une population donnée. Sur 10 millions d’individus, cela fait 2 millions de cancers. Tchernobyl a augmenté ce nombre de quelques dizaines de milliers, ce qui est proportionnellement faible et éthiquement imprescriptible.

VICTIMES DE L’ESPRIT POSITIVISTE

On peut parier que, dans trente ans, le même dialogue de sourds se reproduira au sujet des futures victimes de Fukushima, soumises pendant toutes les années à venir à ce qu’on appelle d’un euphémisme les « faibles » doses de radioactivité contenues dans les poissons qu’elles mangent, le lait qu’elles boivent ou le bois dont elles se chauffent.

C’est que toutes les parties prenantes sont, ici, victimes de l’esprit positiviste qui tient que l’on peut séparer une évaluation scientifique, objective, d’autres considérations d’ordre éthique, juridique ou politique. Tel n’est pas le cas. Dans le cas considéré, c’est un choix d’ordre éthique et politique qui décide de l’évaluation.

La politique nucléaire de notre pays ne brille pas par sa clarté. Elle affronte certes des défis conceptuels considérables. Mais gouverner, n’est-ce pas décider, c’est-à-dire trancher dans les dilemmes inextricables auxquels mène l’analyse purement rationnelle d’une situation ?

Voir aussi un autre article de JP Dupuy

http://leblogdejeudi.fr/le-nucleaire-trou-noir-de-la-democratie/

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