L’accident nucléaire a provoqué une fracture sociale dans la région contaminée. Le chercheur Alain Kaufmann a étudié sur place ses répercussions sur la vie des habitants. Le Courrier Thierry Jacolet 16 janvier 2013
C’est une menace invisible et inodore. Elle a pourtant déjà fait pas mal de dégâts depuis qu’elle est entrée par effraction dans la vie des habitants de la Préfecture de Fukushima, il y a bientôt deux ans. Le risque radioactif a fait éclater des familles et des communautés entières parmi les 2 millions d’habitants de cette région contaminée. Mais aussi au sein des milliers d’évacués des environs de la centrale accidentée qui ont été envoyés dans cette préfecture pour être logés dans des abris provisoires.
«Le désastre a provoqué une fracture sociale», résume le sociologue des sciences Alain Kaufmann. Le directeur de l’Interface sciences-société à l’Université de Lausanne a séjourné dernièrement dans cette préfecture meurtrie avec trois collègues de l’Université de Caen, dans le cadre d’un programme de recherche du CNRS baptisé NEEDS (nucléaire, environnement, énergie, déchets et société). Il a rencontré les autorités et la population. Interview.
Quel est l’impact social de la catastrophe?
Alain Kaufmann: Les conséquences sont profondes. Près de 250 000 personnes ont été déplacées dans et à l’extérieur de la Préfecture de Fukushima. Beaucoup de familles ont été brisées car il y a eu de fortes tensions concernant ces départs. Ce qui a conduit à une hausse du nombre de divorces. Les hommes, qui assurent le plus souvent le revenu de la famille, ont dû ou voulu rester en zone contaminée. Les femmes sont souvent parties avec les enfants.
Ce sont les mères de famille qui souffrent le plus?
Oui car ce sont elles qui se projettent le plus dans le futur à travers leurs enfants, notamment leurs filles car elles ne savent pas si leurs filles pourront avoir un jour des enfants ou s’il y a un risque d’anomalies. Cette mémoire s’inscrit dans les corps des femmes et pourrait se transmettre de génération en génération. Fukushima a réactivé le spectre d’Hiroshima et de Nagasaki.
Comment sont accueillies les personnes transférées de la zone évacuée vers les villes ou villages de réfugiés?
Pas nécessairement bien. Les autorités locales craignent une stigmatisation. Certains cas ont été rapportés dans les médias concernant des enfants dans les écoles. Ce phénomène avait déjà été observé à Hiroshima et Nagasaki avec les hibakushas. Des communautés ont été souillées par la radioactivité. Certaines personnes ne veulent même pas déclarer qu’elles sont déplacées. Elles se sentent déclassées par leur statut de «réfugié».
De quelle manière ces réfugiés du nucléaire tiennent-ils le coup?
Par la reconstruction communautaire. Les gens hébergés dans des appartements ou des villages provisoires sont souvent très seuls au début. Alors, ils reconstituent des communautés de personnes déplacées. C’est le cas de certaines paysannes du village d’Itate qui se sont remises à pratiquer l’agriculture bio près de la ville de Fukushima. Les rituels traditionnels contribuent aussi à mieux digérer la catastrophe. Le drame est que ces réfugiés sont sortis de leur communauté. Ils n’ont plus leur réseau de sociabilité. Certains sont relogés dans des conditions difficiles comme des containers. Ils le vivent très mal
Et dans les zones contaminées, comment les habitants restés sur place se comportent-il face à la radioactivité?
Comme on a pu l’observer à la suite de Tchernobyl, mais de manière beaucoup plus importante, les gens tentent de s’approprier les moyens de radioprotection, en faisant eux-mêmes des mesures. En particulier les paysans qui analysent leur production pour limiter la contamination alimentaire. Le citoyen doit se débrouiller seul. C’est grave. L’Etat s’est déresponsabilisé.
Quels genres de traumatismes avez-vous observé parmi la population?
On observe beaucoup de stress post-traumatique, notamment chez les enfants qui sont logés dans les villages provisoires de réfugiés. Il y a aussi beaucoup de colère.
De la colère contre qui?
Contre le gouvernement, les industriels du nucléaire, certains scientifiques et experts japonais. Ils font des discours lénifiants pour dire qu’il n’y a pas de risque. Comme certains lobbys pronucléaires au niveau international, ils affirment que les effets les plus dévastateurs des accidents nucléaires sont liés à l’anxiété – la radiophobie – et non l’irradiation. Un expert japonais a même dit qu’il fallait sourire aux radiations pour ne pas subir de dommages! Il y a une crise de confiance parmi la population. Les autorités ont même revu à la hausse les doses limites de radioactivité considérées comme acceptables dans le reste du monde. Il y a aussi eu une campagne de culpabilisation des Japonais qui ne mangeaient plus les produits en provenance de Fukushima. Ils ont été taxés de mauvais citoyens.
Les autorités font-elles quand même des efforts en matière de prévention ou de protection?
Les autorités de Fukushima et le gouvernement sont dans une optique de retour à la normale et de reconstruction avec le programme de décontamination (ndlr: ébranchage, nettoyage au Kärcher de bâtiments, décapage de la terre sur 5-10 centimètres…). Il est très difficile pour un Etat d’abandonner une partie importante de son territoire pour des centaines d’années. Comme il est très difficile sur le plan culturel et affectif d’abandonner ou de raser des sites parfois sacrés tels que des forêts contaminées. La catastrophe nucléaire produit une fracture irréversible dans le temps et dans l’espace. C’est toute la mémoire sociale qui est affectée, comme la capacité à se projeter dans le futur.