Rien de mieux que quelques bonnes cartes pour y voir clair dans les enjeux géopolitiques du projet d’aéroport de Nantes/Notre-Dame-des-Landes. Globalmagazine 24 décembre 2012
La géographie nous enseigne que l’estuaire de la Loire abreuve la région et que le fleuve souligne en gras, de ses flots puissants, la Bretagne. L’océan, toujours proche, est constitutif d’une partie de l’âme des lieux et fut l’encrier de l’histoire humaine et économique (construction navale, industries nées du commerce triangulaire, pêche) des trois derniers siècles. Le port, aujourd’hui plus prospère à Saint-Nazaire qu’à Nantes est la porte d’entrée de l’alimentation animale (soja, maïs) indispensable à l’élevage breton. Pour le pays nantais et l’Ouest, le fret aérien est quantité négligeable, hormis quelques fleurs produites en Afrique et dont le bilan social, et l’empreinte écologique rendent plus que discutables. L’aéroport Nantes Atlantique traite 30 000 tonnes par an, le grand Port maritime trois millions de tonnes. Cent fois plus.
La géopolitique fait apparaître l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes comme un traité de paix entre Rennes et Nantes, métropoles en concurrences politique, économique et culturelle. On peut voir dans ce projet majeur d’aménagement un retour de la Loire-Atlantique en Bretagne ou, au contraire, la dilution du fait breton dans une urbanisation au caractère international. En effet, si l’on scrute la carte, on peut y deviner le dessein d’une grande mégalopole Nantes-Rennes accrochant Saint-Nazaire en wagon de queue ou en débouché maritime. La queue dans l’hypothèse d’une Saint-Nazaire ouvrière, souvent réticente au Pacs avec Nantes la bourgeoise devenue bobo. Ou la tête avec le port breton pour prolonger l’ivresse urbaine Rennes-Nantes jusqu’à la mer comme aujourd’hui le Grand Paris s’enivre du Havre. C’est la vision parfois distillée – sur le ton j’ai-une-vision-de-l’avenir-que-mes-concitoyens-peinent-à-comprendre – par des élu.es défenseur.es du projet. Une vision d’empereur remaniant son territoire. Les visionnaires sont devenus rares en politique, tant les élections se font sur la technique de gestion. Pour autant, vision n’est pas raison, surtout en démocratie.
La géographie humaine montre un gros déséquilibre entre le nord et le sud de l’agglomération nantaise. La Loire constitue une ligne de partage pour les communes de métropole régionale : au nord les plus riches, les plus pourvues en emplois, habitées par les contribuables les mieux nantis ; au sud les zones moins favorisées par l’économie et le travail. Le déménagement de l’aéroport vers le nord accentuerait cet aménagement du territoire déjà inéquitable de l’agglomération. Le sud déjà déshérité accuserait ainsi la disparition sur son espace de quelques 1300 emplois, personnel navigant et au sol, pilotes, hôtesses et stewards, contrôleurs aériens, pompiers, agents de sécurité publics et privés, hôtesses d’accueil aux comptoirs, agent d’escale, techniciens, mécaniciens et agents de tarmac, employés de bars et de restaurants, loueurs de voitures, sans compter les entreprises de fret aérien, les logisticiens, les transporteurs routiers. Et si les 2000 salariés d’Airbus devaient aussi être déménagés par effet induit, ce projet d’aéroport représenterait un sinistre majeur et brutal pour les territoires du sud-Loire.
La géographie d’enquête révèle un enjeu plus urbain qu’aérien. Et si la volonté d’imposer cet aéroport ne portait qu’un enjeu mineur du seul point de vue aéronautique ? C’est ni plus ni moins ce que concède un des porteurs du projet, Nicolas Notebaert, président de Vinci Airports dans un entretien accordé à L’Express et publié le 25 juillet 2012, en évoquant le déménagement de l’aéroport : « Ce transfert n’est pas une réponse à des problèmes aéronautiques, mais un choix politique de développement du territoire ». « C’est la seule explication qui tienne. Le déménagement de Nantes-Atlantique libérerait plus de 600 hectares au sud de la ville, à proximité du centre », confirme, dans le même dossier du magazine, l’universitaire lyonnais Alain Croizet, chercheur CNRS et directeur du laboratoire de l’économie des transports. Dès 2001, l’urbaniste officiel de l’agglomération nantaise, Laurent Théry, en charge du développement de « l’Île de Nantes » sur les friches industrielles des anciens chantiers navals, l’avait déjà signalé : ce déménagement d’aéroport, « il faut le faire assez rapidement pour ne pas bloquer l’urbanisation » confiait-il alors à Plein Ouest, le journal de la Chambre de commerce et d’industrie Nantes-Saint Nazaire (n° 102, avril 2001). D’autant qu’à l’époque est apparu un obstacle administratif de taille, qui est en fait un point de blocage légal de la croissance urbaine. Le décret n° 2001-705 du 31 juillet 2001 a contraint l’aéroport actuel, Nantes-Atlantique, à établir son plan d’exposition au bruit. Ce dernier a été rendu public le 17 septembre 2004. Or cette carte vient sérieusement mordre jusque dans le centre-ville de Nantes en croquant au passage dans cette « île de Nantes », fierté du maire et de son urbaniste en chef. Un impact si sérieux qu’aucun nouveau permis de construire nouveau ne peut plus être (légalement) accordé dans la zone concernée, tant que l’aéroport actuel existe. Même fermées, même rasées ou reconverties en loft ou immobilier de bureau so gentry, les usines sont encore là pour nuire aux desseins bourgeois de la ville. Le maire de l’époque, Jean-Marc Ayrault, s’en est ému lors d’une conférence de presse, le 12 octobre 2010 : « Si nous maintenons l’aéroport de Nantes-Atlantique là où il est, il y a cette fameuse zone d’exposition au bruit qui va empêcher l’urbanisation, la construction de logements, de services, de façon inéluctable. La conséquence de ça, c’est d’aller construire encore plus loin. Et ça, ce n’est pas acceptable ».
Les tenailles du temps et de l’économie réelle
Malgré le plan d’exposition au bruit, Jean-Marc Ayrault, à la tête de la communauté urbaine, a obtenu une dérogation lui permettant d’urbaniser les zones exposées aux nuisances sonores de l’aéroport. Mais c’est une dérogation temporaire, sous condition de déménagement de l’aéroport loin des zones stratégiques d’urbanisation, déplaçant d’autant sa nouvelle carte d’exposition au bruit. Que se passera-t-il si l’aéroport ne déménage pas à Notre-Dame-des-Landes ? L’emprise au sol de l’actuel aéroport Nantes-Atlantique est de 340 hectares. S’il déménageait, cet espace serait-t-il libéré et ouvert à construction comme le disent les partisans du projet de Notre-Dame-des-Landes ? Ils présentent leur entreprise comme de l’écologie urbaine vertueuse, la densification de la ville devant permettre d’éviter l’étalement urbain, coûteux en services publics (enlèvement des ordures ménagères, transports publics, réseaux, énergie, eau, etc.) et anti-écologique (diminution des terres agricoles, augmentation des transports en automobile). C’est très tendance. Le hic, c’est qu’il y a un usager particulier de l’actuel aéroport : Airbus dont l’usine de Bouguenais (2000 salariés) accueille jusqu’à trois fois par semaine un avion gros porteur « Beluga » qui embarque ou livre des tronçons d’Airbus transitant de cette unité à destination des autres usines du groupe en Europe. Dans son usine située en bordure de cette piste, l’avionneur européen produit les caissons centraux de voilure et les râdomes (nez de l’appareil) de toute sa gamme, ainsi que d’autres éléments pour ses A340-500/600 et A380. Il centralise le savoir-faire du groupe dans les structures d’avions à base de fibre de carbone. Plus d’aéroport Nantes-Atlantique, plus de piste, plus d’usine… Impossible de faire un atterrissage des morceaux d’avions par gros porteurs à Notre-Dame-des-Landes et de réacheminer à Bouguenais les énormes pièces par convois routiers exceptionnels, notamment avec la Loire à franchir. Que va-t-il se passer si Airbus maintient son activité à Bouguenais (on ne voit pas un élu faire fermer Airbus !). Airbus a déjà fait savoir qu’il n’était pas question pour l’entreprise de payer l’entretien et les services opérationnels (contrôleurs aériens, personnel de sol, etc.) de cette piste qui ne servirait qu’à son usage. Airbus n’a pas d’alternative au maintien opérationnel de la piste actuelle qui ne serait plus qu’à usage industriel.Une parade a aussitôt été suggérée : que l’État prenne à sa charge ces frais de fonctionnement ! Il faudrait alors user d’artifices sophistiqués pour maquiller ce type d’aide publique. Sinon Boeing, l’autre gros avionneur de la planète, tomberait tout de suite sur le poil d’Airbus en portant plainte au niveau européen pour distorsion de concurrence. Voilà Notre-Dame-des-Landes qui mettrait en péril Airbus, rien moins que ça ! Tout ça à cause d’une carte du bruit.
Une carte du réseau ferré résume l’hypothèque TGV sur l’aérien. Que gagnerait la Bretagne historique à voir l’aéroport nantais traverser la Loire et glisser de quelques trente kilomètres vers le nord ? Sans doute une meilleure desserte par route pour les clients de l’avion de l’ouest armoricain qui pourraient ainsi éviter les embouteillages du périphérique nantais, vite saturé aux heures de pointe, depuis sa création en 1994. Mais les équilibres de zone d’influence et de clientèle des aéroports bretons s’en trouveraient sérieusement bousculés.
Fautes de perspectives budgétaires et peut-être pour ne pas fâcher les victimes d’un redéploiement, le Conseil régional de Bretagne n’a toujours pas produit de schéma de mise en cohérence des nombreuses plates-formes aéroportuaires, destiné à éviter une concurrence effrénée entre les villes et leurs équipements. L’ouverture d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes risque de provoquer la fermeture d’autres aéroports en Bretagne. Cette aspiration nantaise, c’est peut-être une des raisons du large soutien breton aux opposants. L’hégémonie grandissante, brillante, voyante, de la cité ligérienne, agace au pays de l’humilité des efforts face à la terre ou à la mer.
Une même critique d’aménagement du territoire objecte que les lignes de chemin de fer à grande vitesse (LGV) desservent quelques villes étapes au détriment des plus petites villes, sacrifiées à la vitesse et à l’hégémonie des villes retenues dans des stratégies de marketing territorial et d’attractivité. La compétition entre quelques centres urbains se fait au détriment d’une vision équitable des chances de tous les modes d’habitat. La région Bretagne a financé l’étude d’un projet de ligne grande vitesse entre Rennes et Nantes qui ne comprend qu’un seul arrêt à Notre-Dame-des-Landes, et tant pis pour Redon. Et tant pis si une telle LGV sur 80 kilomètres représente une aberration économique : entre 800 et 900 millions d’euros pour mettre les deux centres villes à 55 minutes, voire 45 minutes l’un de l’autre et Notre-Dame-des-Landes à 40 minutes du centre de Rennes. Mais si, malgré ces temps de rigueur durable où les budgets LGV fondent comme neige au soleil, cette liaison se fait, elle va mettre Rennes à 1 h 30 de Paris, Brest à 3 heures. Une façon de déposer les Bretons à Roissy ou Orly. Ce qui servirait l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes le desservirait aussi.
L’art militaire, enfin, lit les cartes selon que l’on est en position d’assaillant ou d’assailli. Les fermes existantes ont été bâties en fonction de critères agro-climatico-économiques qui ont aussi dessiné les chemins les desservant. Les cabanes des opposants ont été construites en vertu de critères de difficultés à les déloger et de contrôle de l’espace revendiqué. Les forces de l’ordre plus aguerries à la lutte urbaine qu’aux fossés en sous-bois doivent aussi affronter une mosaïque de champs et de haies, de chemins boueux l’hiver, de barrages d’arbres.
Si on change d’échelle, la carte laisse apparaître le pourtour des côtes. On voit la part déterminante de la mer. On pense au transport maritime : 71% des échanges mondiaux de fret. On pense à la pêche. On pense à la santé écologique de la mer. On voit la répartition des dix aéroports de la région et celle des ports de commerce. On repense au développement des transports maritimes qui sous les contraintes écologiques et climatiques, et l’obsolescence du transport aérien, pourraient voir progresser la part des passagers et s’effondrer le mythe de la vitesse. On imagine l’innovation dans la construction et la propulsion navale, les moteurs à hydrogène, les turbines à eau, les solutions hybrides, les cargos mixtes, le redéploiement de la culture maritime et navale… Soudain, le regard porte plus loin. On distingue alors ce qui relève de la vision stratégique et du petit calcul à visée locale.
Dossier réalisé par Nicolas de La Casinière, Gilles Luneau, et Hugues Piolet
Pour rester dans le trait, et sur le sujet, déguster le carnet de route de Nicolas de La Casinière: Croquer (dans) la rébellion.
http://www.globalmagazine.info/article/423/78/Les-pistes-de-la-geographie